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d’avoir vendu sa liberté pour un morceau de pain, et, malgré tout, il regrettait le pavé fangeux de Paris qui lui avait arraché plus d’une larme, quand il le battait, le ventre creux, en quête d’un gîte.


Mon Dieu, — lui écrivait Alfred de Vigny le 16 septembre 1835, — ne vous plaignez point, je vous en prie.

Vous êtes heureux de ne pas être à Paris, et il me semble que vous devez goûter une paix qui nous est inconnue, placé comme vous voilà au milieu de ces innocentes figures d’enfans qui écoutent et qui croient.

Pourquoi ces mouvemens de découragement ? Ne vous laissez point abattre, à présent qu’il vous faut, au contraire, réunir toutes vos forces pour le travail. Qu’avez-vous besoin que ma conversation vous encourage ? N’avez-vous pas vos instrumens autour de vous ? les livres. — N’est-il pas heureux pour vous que votre devoir se trouve concilié avec vos goûts ? Le silence que vous commandez à ceux que vous enseignez est favorable à vos propres études. C’est une chose qui me semble d’un prix inestimable, que de vivre ainsi dans l’air dont se nourrit la pensée. Vous le sentiriez vivement si vous étiez auprès de moi pendant que je vous écris cette lettre. J’ai reçu vingt coups dans la tête, depuis le commencement, parce que l’on me questionne, on entre, on sort, on vient me voir, tout s’agite dans des choses autres que la poésie, el j’écris au milieu de tout cela ! Mais je vous assure que je ne prends pas ma plume pour vous envier. Que de fois je vais écrire hors de chez moi !

Vous vous souvenez de ce livre dont je vous parlais : Servitude et Grandeur militaires. Je viens de l’achever. Je n’ai pu me mettre à l’écrire que le 20 juillet, depuis que Chatterton se joue en province. Depuis ce jour jusqu’au 3 août, j’ai fait le troisième livre. Je vais vous l’envoyer.

On ne trouve plus un exemplaire de mes poèmes à Paris : sans cela, vous auriez déjà.

Fortifiez-vous par le recueillement, ne prenez pas d’habitude qui vous en détourne : je vous en prie, au nom de vos amis. Il est si heureux que vous soyez délivré de vos liens passés, qui vous pesaient tant ! Si vous saviez que d’infortunes je vois de près en ce moment, et combien je jouis intérieurement de vous voir affranchi de celles qui vous menaçaient !

Faites de beaux vers comme ceux que vous avez faits ! Ne vous endormez pas ainsi. Songez que c’est un engagement que d’avoir publié un premier recueil aussi élevé que l’est le vôtre et qui a pris une place très bonne dans l’opinion. Lisez ! lisez ! connaissez tout ce qui a été fait de beau, pour faire autrement et aussi bien. Profitez de ce que vous êtes seul, pour donner à vos idées le temps d’éclore et pour leur trouver une forme qui les représente avec nouveauté ! Vous avez le temps qu’il vous faut pour nourrir votre âme du pain sacré que vous distribuez à vos disciples : l’enseignement a des reflets admirables pour celui même qui le donne. Votre force doit être doublée par l’exercice même de ce travail.

Je ne vous en ai pas voulu de votre silence. Je ne connais rien de pis que d’écrire une lettre aux personnes même qu’on aime le mieux, et je sens