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nouveaux bataillons, ils se trouvaient, par le mode même de recrutement, de moins en moins bien composés. La nécessité d’armer, d’équiper, au milieu d’un désarroi total et dans le plus bref délai, cette énorme masse d’hommes, n’avait pas été sans quantité d’abus, de fraudes, de gaspillages. Beaucoup s’étaient fait délivrer plusieurs fusils, les marchands de vins en avaient à revendre. L’équipement s’effectuait mal, livré à l’arbitraire des maires, la garde nationale relevant comme la garde mobile du ministère de l’Intérieur, non de la Guerre. Ce qui contribuait puissamment au désordre, c’était la nomination des officiers à l’élection. Autant de primes données à des calculs plus ou moins avouables, tablant sur de vils intérêts. Quelques bons choix ne compensaient pas les mauvais.

Martial et Thérould avaient sauté sur leurs képis ; Nini, prête en un tour de main, rose de plaisir à l’idée d’une bagarre, répétait :

— Dépêchons-nous, nous descendrons ensemble jusqu’au pont Saint-Michel.

Ils étaient sur le pas de la porte, quand elle dit :

— Martial, et ton flingot ?

— Ça, non ! fit-il : réservé à l’usage des Prussiens !

Une pluie fine tombait. Ils aperçurent dans l’écurie ouverte les deux chevaux de Blacourt, gras et luisans sur leur bonne litière. Le palefrenier, qui n’avait pu se dérober plus longtemps à ses devoirs militaires et que Louchard avait pris dans son bataillon, relevait la paille à la fourche, tandis que le cocher, également affublé du pantalon noir à bande rouge, coupait en petits morceaux un pain entier dans une vannette. Depuis que l’avoine était rare, plusieurs propriétaires nourrissaient ainsi leurs chevaux.

— Si ce n’est pas dégoûtant, murmura Nini, quand tant de pauvres gens se rationnent !

Par l’entremise de Louchard, Blacourt avait trouvé à la mairie l’emploi de ses facultés pacifiques, un service qui le dispensait de monter la garde. Sous le porche, le locataire du troisième, M. Delourmel, et Tinet, un ouvrier relieur qui logeait avec sa femme dans une mansarde au cinquième, entouraient Louchard en pérorant : — Les capitulards sont renversés ! Dorian est président de la République. Le pouvoir nouveau se constitue. — Et, apercevant Martial : — C’est un délégué qui me l’a dit, il vient