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la trahison de Bazaine encadrée de noir, un exemplaire échappé à la fureur de la foule. Hein ! le toupet du Gouvernement qui a osé démentir, et qui, aujourd’hui, nous sert le poisson avec la sauce du Bourget et le persil de l’armistice !

L’armistice ! Martial revit les siens ; il ne savait rien d’eux ni de la province, depuis la dépêche de Gambetta, annonçant la perte d’Orléans après Artenay et la formation de l’armée de la Loire. Il leur avait cependant écrit plusieurs fois, mais, si les ballons emportaient les cartes-lettres, aucune réponse privée ne parvenait ; seules, quelques dépêches officielles, confiées au retour précaire des pigeons-voyageurs. Que pouvaient penser son père, tous les Réal, de la mission de Thiers ? Cette perspective de l’armistice ne devait-elle pas les révolter comme lui ? Bien des braves gens, qui faisaient leur devoir, pensaient pourtant que ce parti douloureux était le plus sage, éviterait de pires désastres. Possible ! Mais la paix qu’on signerait ensuite ruinerait et démembrerait la France. Tout serait perdu, même l’honneur. Non, une partie de la bourgeoisie seule pouvait songer à acheter aussi chèrement son repos. Le pays n’y consentirait pas ! Il eut un doute… la province ? les campagnes ?… Et puis, que faisaient les armées de secours ?

Nini, avec cette foi simple, cette résolution sincère qui animait les femmes de Paris, protesta, une flamme dans ses jolis yeux marrons :

— L’armistice ? Je voudrais bien voir ça ! Il n’y a donc plus de chevaux aux abattoirs ? plus de pain sur la planche ?

Sous la pluie et la rafale, dans le jour glacé du petit matin, des queues résignées s’allongeaient aux boucheries, attendant l’ouverture. La petite bourgeoise et l’ouvrière, les riches d’hier devenus les nécessiteux d’aujourd’hui, sans une plainte, sans une bousculade, se rapprochaient dans la communauté du besoin, l’acceptation de la nécessité, payant d’une pénible patience l’humble morceau de viande quotidien.

Thérould roula soigneusement sa collection, signalant au passage deux ou trois pièces remarquables : l’Appel au Peuple anglais de Louis Blanc, l’Appel aux Provinces d’Edgar Quinet, la Lettre aux Allemands de Victor Hugo. Le grand poète jouissait d’une vogue énorme. C’est à lui qu’on avait été demander le premier sou pour la souscription des canons. Thérould aperçut sur le divan un volume neuf des Châtiments, qui pour la première