Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/550

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de s’en défendre lui devient une impiété ; tout effort pour les détruire un déicide. Sa foi le tient enchaîné aux maux dont il se délivrerait s’il ne se trompait pas sur leur origine, elle perpétue la sauvagerie de la terre et l’impuissance de l’homme. Libres de superstitions, les Egyptiens d’autrefois et les sauvages d’Afrique et d’Amérique auraient fait la chasse aux crocodiles qui pullulent dans leurs fleuves, les Indiens auraient détruit les serpens venimeux qui habitent leurs plaines. Mais transformés en dieux, les sauriens et les reptiles infestent la terre et les eaux, et depuis des siècles, cette idolâtrie condamne chaque année à périr des milliers d’êtres humains. Plus l’homme se crée de dieux dans la nature, plus s’accroît le nombre des choses sur lesquelles il abdique son empire.

En même temps que cette première forme d’idolâtrie le dépossède de son autorité naturelle sur sa demeure, la seconde espèce d’idolâtrie, la crédulité aux influences purement imaginaires et soi-disant protectrices ou ennemies de chaque homme, la religion des divinités domestiques, des amulettes, des maléfices, déprave son âme. Qu’il mette sa foi dans les incantations et les sortilèges familiers aux mages de la Perse, qu’il lise la destinée écrite dans les astres comme les prêtres de Chaldée, qu’il interroge l’oracle de Delphes ou l’aruspice de Rome, qu’il fabrique de ses mains l’objet de ses confiances et de ses terreurs, comme font encore aujourd’hui les fétichistes d’Afrique et d’Océanie, quiconque croit sa destinée dominée par des influences irrésistibles, abandonne le gouvernement de sa propre vie avec le sentiment de sa responsabilité : dans quelque condition qu’il se trouve, son âme est serve. A quoi bon assurer par toute la discipline de sa bonne conduite le succès de ses entreprises, la durée de ses affections, sa richesse, sa gloire, son bonheur, s’il suffit, pour connaître son sort, de consulter un vol de corneilles ou l’appétit des poulets sacrés ? A quoi bon se défendre contre l’habileté de ses adversaires par les lentes contre-mines d’une habileté supérieure, s’il suffit d’opposer à leurs amulettes des amulettes plus puissantes ? Cette croyance que les affaires humaines doivent se résoudre par des interventions surhumaines, que cette intervention peut être obtenue par des rites et des dons, que les dieux sont à vendre, développe en l’homme toutes les folies de l’orgueil dans la prospérité, un fatalisme stupide dans les revers ; elle le fait incrédule aux ressources de son intelligence, de sa volonté, de