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s’est montrée généreuse de ce qu’elle avait découvert. Les plus anciennes ont voulu garder comme un secret et un monopole le bien qui appartient le plus à tous, la vérité. Les savans d’Egypte cachaient leurs doctrines sous le triple sceau de leurs hiéroglyphes, écriture destinée non à répandre, mais à cacher la pensée. Les Brahmanes s’étaient réservé le droit de lire les Védas, écrits dans une langue morte qu’eux-mêmes avaient peine à comprendre. Les mages de l’Assyrie et de la Perse furent aussi avares de leurs doctrines. La moins occulte, et la plus féconde en disciples fut celle de Confucius, mais encore ne se répandit-elle en Chine que parmi les lettrés. Avec Platon le génie humain avait jeté sa plus haute et sa plus pure flamme, mais il manqua à cette flamme la chaleur de la divine charité. L’amour dû à Dieu n’avait pas appris au philosophe le véritable hommage d’amour que Dieu prescrit et qui est, pour chaque homme, le souci de ses frères. Platon disait : « Connaître le créateur et le père de toutes choses est une entreprise difficile, et, quand on l’a connu, il est impossible de le dire à tous[1]. »

Les siècles ont passé sans effacer le péché originel de la philosophie : dans tous les âges, dans toutes les races, elle est oligarchique. Même en chacune de ces familles si restreintes, chacun rêve de gravir des sommets inaccessibles à ses compagnons, de graver son nom sur la cime de quelque vérité immortelle, et le vœu secret du philosophe serait de dépasser de si haut les autres intelligences, qu’il fût seul à se comprendre. Egoïsme étrange chez les amis de la sagesse, orgueil le plus injustifié des orgueils ! Car si quelque chose était fait pour rendre humble la raison humaine, c’est bien l’impuissance qu’elle avoue de répandre parmi les hommes les vérités découvertes par elle. L’intelligence lui a manqué moins que le cœur : voilà pourquoi elle a été si stérile.


II

Le genre humain ne s’y est pas trompé. Et pas plus que les philosophes ne travaillent pour lui, il n’a espéré en eux. Sûr

  1. Platon, Timée, 41, cité par Denis. — Nous renvoyons souvent le lecteur à l’ouvrage de M. Jacques Denis parce que cet ouvrage a été écrit pour montrer « l’influence des anciennes philosophies sur les origines et la formation de la morale chrétienne. » L’auteur « partageant les idées du XVIIIe siècle sur les origines rationalistes de la morale humaine » ne peut être suspect d’avoir écrit pour le besoin de notre cause.