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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

des canons fangeux, le grouillement exténué des hommes et des chevaux étiques. Tandis que des batteries couvraient le départ, et qu’à l’extrême gauche, le général Rousseau tenait toute la journée encore, devant Morée, dont il reprenait les premières maisons, des explosions se succédèrent. C’étaient les ponts du Loir, qui sautaient derrière l’amas des colonnes, abritées maintenant par la rivière. Dans Vendôme un désarroi éperdu. La gare bourdonnait du tohu-bohu de l’évacuation. On empilait munitions et vivres. Enfin l’énorme file du dernier train, attelé de deux locomotives, s’éloignait à toute vapeur.

Eugène, sur la route noire, marchait, repris à l’inexorable étau de sa place dans le rang. On ne s’arrêterait donc jamais, il faudrait éternellement se battre, reculer ! On avait eu pourtant du courage, autant que les Prussiens. Pourquoi étaient-ils les plus forts ? Pourquoi la France était-elle toujours vaincue ? Quel crime expiait-elle ? N’avait-elle pas montré pourtant un merveilleux ressort ; au souffle de Gambetta, des armées nombreuses ne s’étaient-elles pas levées du sol ? Il ne se doutait pas que, se révélât-il un chef comme Chanzy, déployassent-elles, comme elles l’avaient fait, une bonne volonté sans bornes, un héroïsme spontané, tout cela était vain, car on n’improvise pas des armées ; seule, la longue éducation militaire de l’ennemi lui donnait l’avantage, par un peu plus d’endurance. Et accusant le sort, dans une exaspération impuissante, il retombait au fatalisme. Il s’était dit, au début, avec l’enthousiasme d’une âme jeune et noble : « Je ne suis qu’un atome, dans cet ouragan qui bouleverse deux grands pays, mais, si infime que soit mon rôle, je puis du moins, par cette humble offrande, me rendre utile, selon mes forces. » Il s’était, par un élan de sacrifice, haussé jusqu’à sa propre découverte ; un domaine intérieur, presque vierge lui était apparu : la possession de soi, la conscience de sa mission humaine ! Avec l’aube de Coulmiers, un lever de lumière s’était fait en lui, le fortifiant contre l’égoïsme de ses regrets, de ses défaillances, contre le déchirement de sa vie et la peur de la mort. Sous Orléans, dans l’inaction amollissante du bivouac, un moment l’exemple de Pirou, la nécessité de l’exécution, lui avaient rendu plus pénible son devoir, plus odieuse la guerre. À Villepion, à Loigny, dans l’ivresse du combat, une fièvre meurtrière l’avait soulevé, l’ardent souhait du triomphe sanglant de la Patrie. De quel cœur frénétique il visait, tirait machinalement. À