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à tout ; on distribuait les munitions venues de Bordeaux, on réapprovisionnait les convois, on remit de l’ordre dans les chemins de fer et les gares ; le temps pressait, déjà, dans l’après-midi le contact avait été repris. Une fraction de l’armée du grand-duc attaquait. Eugène entendit le canon du côté du Nord, sut le soir qu’on avait conservé Morée, mais perdu Fréteval. Malgré la neige qui s’était mise à tomber, cette seconde nuit fut calme et reposante. Roulé dans sa couverture, blotti dans la paille, il reprenait possession de lui-même : idées, sentimens, images de sa vie passée, de son bonheur si court, Charmont, les siens, Marie… Il s’étonnait d’avoir pu l’oublier si complètement ; tout avait sombré dans cet abîme de lassitude ; tout renaissait, mais sans sécurité, sans vivacité, dans une espèce d’acceptation résignée, de mélancolie sous la meule de cette aveugle fatalité qui pesait sur lui, sur des milliers comme lui… Peu à peu, sa rêverie s’obscurcit, dans un néant sans rêves.

Le 15, Eugène recevait avec joie l’ordre d’abattre les tentes. Chanzy, qui la veille avait étudié le terrain, décidait de faire passer sur la rive droite une partie du 16e corps ; le reste demeurerait sur le plateau de Sainte-Anne, en avant de Vendôme qui ne serait plus considérée que comme tête de pont. Un ordre du jour d’une simplicité magnifique était, avant de partir, écouté sous les armes. Et en route ! La bataille imminente, on évitait d’y penser… On allait revoir une ville, des rues, des magasins ! Par les rampes qui mènent à la vallée, et d’où l’on découvrait les ponts sur les deux bras de la rivière, le hérissement des toits et des clochers, par les rues étroites et tortueuses, le 75e descendit. Eugène foulait allègrement le pavé, s’amusait des visages aux fenêtres. La ville n’était qu’une inextricable cohue de soldats de toutes armes : capotes grises des mobilisés, blouses noires de la mobile, pantalons rouges de l’infanterie, des dolmans à brandebourgs, les vestes bleues et vertes des cavaliers, les manteaux sombres de l’artillerie, armes rouillées, draps plaqués de boue, les visages barbus et sales, tout cela formait un ensemble disparate, bruyant et terne. Entre les files des voitures, l’amoncellement des convois de vivres, on se glissait ; les chevaux osseux, affamés, cherchaient à mordre. Pour la première fois, depuis huit jours, un pâle soleil reparaissait. Eugène en était tout ragaillardi. On gagnait sans trop de peine, sur la rive droite, les hauteurs de Courtiras d’où l’on domine la Loire. Le terrain était plus sec, le