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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

minations et des plaintes. Ça n’aurait donc pas de fin, cette guerre ! Le long de la route, dans les champs, un régiment de lignards s’écoulait, corps dépenaillés, visages blêmes aux joues creuses, aux yeux luisans.

Verdette, brûlant de lièvre, accroupi près d’une flaque gelée, cassait, avec la crosse de son remington, des morceaux de glace terreuse qu’il suçait avidement. Et la marche reprit, le piétinement de bêtes. Des coups de feu lointains firent un instant dresser les têtes : « Y’là qu’ils s’aperçoivent qu’on décampe ! » Puis le bruit cessa, les têtes retombèrent. À trois heures et demie, le 75e mobiles arrivait à Villegonceau, dressait ses tentes sur le plateau désert, autour de quelques fermes aussitôt envahies. À coups de poing, à coups de pied, on se disputait la paille. Le sol était si dur que les piquets de bois des tentes n’y pouvaient entrer ; on dut cette fois encore planter les baïonnettes dans les anneaux des cordes. Autour des feux où le plus souvent ne cuisait rien, des ombres se groupaient, noires dans la nuit vacillante. On mâchait du biscuit gelé, on échangeait de rares paroles ; on sentait plus vivement le froid, la faim ; et cette tristesse se prolongeait dans le sommeil.

Le 12, à travers le brouillard, qui peu à peu tournait en pluie, l’armée hâve et lasse se remettait en marche. Par la campagne noyée d’eau, par les routes grises s’étendit la masse d’hommes, dans le roulement confus des charrois, le passage des canons, l’immense fourmillement des fantassins et des cavaliers. Bien vite, sous l’averse incessante du dégel, la terre se liquéfiait, les ornières devenaient lacs ; routes et campagne, à force d’être foulées au pied, n’étaient plus que fange grasse, étangs limoneux, où les arrière-gardes enfonçaient jusqu’aux chevilles. En vain, à Maves, à Nuisement, deux petits combats élevaient dans l’air strié de pluie leur rumeur brève et sourde ; on scrutait anxieusement l’horizon, on écoutait la voix inexorable du canon, ce perpétuel grondement dont toutes les oreilles depuis deux semaines bourdonnaient ; puis les visages, un moment inquiets, se penchaient de nouveau ; l’armée continuait sa marche lente, alourdie par l’épaisse glu qui collait aux semelles en paquets de plomb, trempée du déluge torrentiel qui ruisselait aux képis, imbibait pantalons et capotes. Eugène courbant le dos, pataugeait. La brigade venait la dernière du corps, déployée pour pouvoir, en cas d’attaque, répondre plus rapidement. On che-