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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

tout des espions, et des signaux suspects dans les lampes du soir, la rage de la garde nationale était d’arrêter tout le monde, les ingénieurs, les officiers, Trochu lui-même, l’autre jour.

Plaisamment, Martial prit de Nairve à partie.

— Vous souriez ? Mon Dieu, c’est vrai, nous sommes un peu mêlés ; on voit de drôles de figures dans les nouveaux bataillons. Mon lieutenant est un serrurier failli, mon sergent sort de Mazas. Les trente sous par jour ? La plupart les acceptent, évidemment, et les boivent ; on ne trouve plus d’ouvriers, ils aiment mieux gagner moins et ne rien faire. Mais, tout de même, il y a de braves gens. Témoin Delourmel. Et combien d’autres, le vieux président Bonjean, par exemple. Les soixante anciens bataillons sont bons. Je ne dis pas que nous méritions les éloges que nous a prodigués Trochu, après la grande revue où nous étions entassés 300 000, de la Bastille à l’Arc de Triomphe. Pourtant, à la longue, si on utilisait tout ce qu’il y a de valide, ça finirait par faire de vraies troupes. Il n’y a que le premier pas qui coûte.

— Pour cela, dit Thédenat, je suis de votre avis et de celui de Jacquenne. Une distribution d’armes et d’uniformes ne crée pas une armée ; mais il faut se garder de l’excès contraire : on peut devenir soldat sans vingt ans d’exercice ? N’est-ce pas, Georges ? Voyez les mobiles. Certains ont fui à Châtillon ; ensuite, à Villejuif, à Chevilly, ils ont crânement tenu. Demandez au petit Dijonnais qui est soigné chez les Delourmel, avec une balle dans l’épaule.

— J’aurais plus de confiance, déclara le marin, dans les mobiles de province que dans ceux de la Seine, dont l’indiscipline est déplorable. Ils se croient tout permis, abandonnent leurs postes. Et ce système néfaste des élections ! Cette liberté absurde de nommer leurs officiers ! Dire qu’ils s’occupaient à voter, pendant le combat de Châtillon !

— Pour moi, dit Thédenat, j’augure aussi bien de ce vaillant peuple de Paris, si l’on sait s’en servir, que de nos recrues des campagnes, dont je connais les qualités profondes. J’admirais à leur arrivée les Bretons pensifs et têtus, les Bourguignons au sang chaleureux comme leur vin, les Auvergnats solides, les Languedociens alertes. Il faut avoir confiance dans les vertus de la race.

Georges approuva, silencieusement.