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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

rêve. L’instinct seul le guidait. Son âme s’était dissoute. Il n’aurait pu s’analyser, il vivait.

Les ralliés de la section essayent de barricader la route. Eugène les compte. Dix-sept sur trente. Où est donc le sergent Bru ? Boniface l’a vu tomber au moment de la méprise. Il n’aura pas porté longtemps ses galons !… Des tables, des tonneaux, la charrette s’empilent. Dans la cour, Neuvy, avec une pioche, écrête le mur. Qu’est-ce que fait donc Verdette, à genoux sous le hangar ? Il déplace des fagots ? Non, il a découvert un tas de pommes de terre et en bourre sa musette. Le conseil de guerre alors, comme Pirou ? Ah ! bien oui, voilà Cassagne qui en fait autant. Ils mangeront ce soir, les pauvres diables. Dans la cuisine un vieillard bave, gâteux. Il a l’air, sur sa chaise, tant il est immobile, d’une souche déjetée. Où est l’escalier du grenier ? De là, on serait bien pour voir. Des marches branlantes, une odeur de foin, la lucarne pleine de toiles d’araignée. Quelle vue ! Ouf, ça cuit ; la moitié du village flambe. Des lignards tirent à jet continu. Tiens ! il y en a dans le cimetière. Ah ! voilà Groude et M. de Joffroy à la fenêtre de la maison voisine. Bonjour ! C’est étonnant comme la place est bonne. On distingue très bien la plaine, Goury, d’où maintenant les Bavarois arrivent ; l’avant-garde court, il y a un officier à cheval, en tête. Quel malheur de n’avoir pas de fusil. Comme ils vont vite ! Ah ! l’officier est par terre. Bravo, Boniface ! Les lignards du cimetière sont des lurons. Joli, le champ de repos : quel feu d’enfer ! Eh bien, où est ma section ? Les Bavarois sont là, La cour est vide !… Eugène voit les derniers tireurs s’engouffrer sous la porte. Instinctivement il veut les suivre, descend quatre à quatre, traverse la cuisine. Le vieux est allongé, dans une flaque de sang. La compagnie détale. Il trotte côte à côte avec M. de Joffroy, qui lui dit : « Le cimetière tient toujours ! » Une maison en flammes leur darde au passage sa bouffée brûlante ; ça sent mauvais. On traverse des champs où des cadavres font tache. Un caisson saccadant, attelage fou, sans conducteur, passe au galop. On est dans un petit bois. Eugène reconnaît des visages familiers. Voilà Neuvy, Verdette. On souffle. Là-bas, Loigny brûle dans un fracas terrible. Un clairon grêle s’époumone. Quelle heure est-il ? Eugène tire sa montre. Elle est arrêtée, marque onze heures. Il en est trois. Il ne s’en doute pas, sait seulement qu’il est las, qu’il a faim. Quelqu’un lui parle : « Voyez-vous ces troupes en avant ? Ce sont des cuirassiers blancs, n’est-ce