Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/501

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
497
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

contre la terre, dans les ténèbres. Victime obscure entre d’autres, humble sacrifice perdu dans un grand sacrifice inutile. Le souffle mécanique cesse. Le petit moblot est mort…

La nuit mortuaire, auguste, plane, sur le plateau que couvre, de ses sommeils fourbus, l’armée survivante. L’aube point ; les soldats s’étirent et grelottent. Va-t-il falloir recommencer encore ? On est à bout de faim, de fatigue et de découragement. Ducrot, sombre, parcourt le front des positions. Il se rend compte que tout nouvel effort est impossible. Il n’a plus le choix : ni victorieux, ni mort, — en retraite ! Il réunit ses généraux, donne l’ordre qui, d’un bout à l’autre du plateau, ébranle en silence les troupes mornes. Un épais brouillard voile le mouvement ; il assourdit la marche, pénètre l’âme. On ne voit pas devant soi. Que réserve l’avenir ?

À Vincennes, Trochu s’émeut à la nouvelle qu’on repasse les ponts. Qu’en va-t-on dire à Paris ? Lui qui, hier, annonçait la victoire !… Et l’armée de la Loire !… D’après une dépêche de Gambetta arrivée d’hier, elle est en route, espère être le 6 à Fontainebleau ! Mais puisque Ducrot en juge ainsi… D’ailleurs, aussitôt ravitaillés, on tentera de percer de nouveau. La partie n’est pas perdue, elle est remise.


Et tandis que le Gouverneur se consolait avec ces phrases, Martial, sur la route de Nogent à Vincennes, au pas désuni des bataillons mobilisés en soutien depuis la veille, inutiles cette fois encore, Martial tristement songeait à cette gigantesque tentative avortée, au déplorable retard des ponts de la Marne, au sang prodigué dans ces batailles stériles. Qui accuser ? Certes pas cette armée improvisée de Paris, ces jeunes troupes qui venaient de tenir glorieusement en échec les vainqueurs de Wœrth et de Sedan ! Certes pas ces vaillans officiers, tombés à la tête de leurs compagnies et de leurs régimens. Autour de lui on murmurait ; on maudissait Ducrot, héroïque mais malheureux ; Trochu, dévoué à la patrie, mais sans la flamme qui inspire les grandes volontés.

Et las, les larmes aux yeux, il traînait la jambe sous le poids du siège, qui lourdement retombait sur tous.