Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/500

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
496
REVUE DES DEUX MONDES.

nant qu’il était seul, dans cette multitude furieuse. Un moment il avait essayé de se mettre sur le flanc, de ramper. Impossible, il avait cent kilos à la place des jambes. Maintenant il ne les sentait plus, anéanti de faiblesse, vidé de sang, anesthésié par le froid. Une seule sensation, de soif horrible. Tout le reste dissipé, disparu.

D’abord, dans les accalmies de la douleur aiguë, il avait perçu la vie de son horizon borné, les talus du fossé, l’herbe maigre, la terre où pourrissait une racine brune. Des arbres balançaient leurs branches nues, dont il voyait le réseau se détacher sur l’azur. Au-dessus, le ciel infini. Lentement, si lentement qu’il n’aurait jamais cru qu’un jour pût durer ainsi, le soleil avait décrit sa courbe ; l’or fluide dépassait les arbres, atteignait le fossé, lui baignait le visage, lui brûlait les yeux. Pourtant cette tiédeur était bonne ; puis le rayon glissait, remontait le talus ; alors un frisson l’avait secoué ; avec le froid l’envahissait une détresse affreuse. L’oreille contre le sol, il entendait se répercuter en lui le tremblement de la terre, tout le chaos de la bataille ; pas de course des régimens, galops d’attelages, le roulement des canons, les explosions. Maintenant voilà que de grosses bottes accouraient, de lourds fuyards sautaient le fossé. Des cris, des coups de fusil. Et puis voilà des pantalons rouges ; cela se calme ; plus rien. Alors, dans la fièvre ardente, les visions défilaient, le pays, la maison, le champ… Il est sous les tilleuls, devant la mairie ; c’est l’heure du jeu de boules. Les filles ont des rubans dans leurs cheveux ; le vin blanc rit dans les verres… Pourquoi a-t-il quitté son village ? Qu’est-ce qu’on lui veut ? Il ne demandait rien. Pourquoi est-il là, dans ce fossé ? Si seulement l’on était vainqueurs, si l’on trouait ?… Tout à coup, la moitié du talus versa, dans le tapage d’un obus éparpillant une gerbe d’éclats, de terre et de fumée. Sur les jambes mortes du petit moblot venait de s’abattre un pan de linceul. Quand il reprit connaissance, le jour avait baissé, le cercle de ses idées s’était rétréci. Un délire confus l’agitait. Les Delourmel ? Braves gens ! Ils sont là, penchés au-dessus de son lit. Est-ce vrai qu’il va mourir ? Est-il bien nécessaire qu’il meure ? Puis, dans un éclair, toute son enfance remonte. Sa mère, les siens… Le cercle se rétrécit encore, le froid gagne ; et la mémoire achève de sombrer ; c’est la torpeur d’avant la fin. Il s’en réveille encore, la nuit est complète, le froid l’a saisi tout entier. Il n’a plus ni regrets, ni souffrances. Contorsionné, raidi, il n’est qu’un peu de chair terreuse,