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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Elle étend l’immense suaire des ténèbres sur les troupeaux de soldats confondus, campant sur place, sur le va-et-vient des ambulanciers et des brancardiers, sur les routes sillonnées de convois gémissans, sur la Marne et la Seine, où les bateaux-mouches allongent leurs tristes cargaisons. Par milliers, chair ensanglantée, paquets inertes, reflue vers Paris le torrent des blessés, partis joyeux, pleins de sève et d’espoir. Tout le jour la Ville, comme hier, comme avant-hier, a vécu dans une exaltation fébrile, parmi la rumeur de la bataille invisible et si proche. Dans toutes les avenues qui avoisinent Vincennes, une foule innombrable se presse, piétine. Les blessés, empilés sur toutes sortes de voitures, défilent au milieu d’un frisson douloureux et d’une curiosité avide. Il y en a de farouches, d’anxieux, de loquaces. À la portière d’un coupé on distingue la cornette blanche d’une sœur, des linges tachés de sang, une figure blême d’officier. On s’élance au-devant des galops d’estafettes, on s’attroupe, on veut savoir. Bonnes, mauvaises, les nouvelles contradictoires éclairent, assombrissent, se propagent en ondes. Qui parle haut est écouté. On commente, on suppute. Puis des silences, des regards absorbés, et sur tous les visages jaunis par la longueur et les privations du siège, cette obsession de la bataille, de la sortie, le rêve d’en finir, l’idée fixe.

Partout où l’on peut voir, Paris s’est porté en masse. Au Père-Lachaise on s’écrase. Le cimetière regorge : on dirait une fête des morts. Et par-dessus les tombes communes, grimpée aux grilles, couvrant le mur d’où l’on aperçoit la plaine, les forts, l’horizon du champ de bataille, une cohue se pousse, l’oreille, les yeux vers les colonnes de fumée blanche qui sur le plateau, là-bas, cachent l’autre cimetière. Les proclamations du gouvernement entretiennent l’espoir : la trouée serait faite, l’ennemi en déroute. Le gouvernement délibère s’il nommera Trochu maréchal de France. Pourtant beaucoup doutent, et le soir descend, et l’angoisse grandit.

Sur le plateau, le petit mobile des Delourmel gisait toujours, au fond du fossé ; un halètement mécanique soulevait sa poitrine. D’atroces souffrances, depuis quatorze heures, l’avaient aplati à la place où il était tombé. Longtemps, pour soulager son supplice, il avait, comme une bête, hurlé, pauvre soupir dans le vacarme. D’indicibles affres, suivies de longs évanouissemens. Puis il avait gémi, d’une voix d’enfant ; puis il s’était tu, compre-