Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/493

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
489
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

d’arbres fracassés, les milliers de blessés et de morts gisent dans les flaques de sang gelé. Ceux qui n’ont plus de souffle sont violets et rigides. Ceux qui respirent encore sentent le froid leur pénétrer le cœur, et se tordent, crispés, avant de s’assoupir à jamais. Les gémissemens et les râles se mêlent au sifflement du vent dans les branches noires. Quand on se hasarde au secours, qu’on fait un pas sur le plateau, les Wurtembergeois, par terreur d’une attaque, tirent. Lente, la lune baisse ; les étoiles se montrent et cruellement scintillent. Le froid devient atroce. Les râles diminuent ; la mort achève de glacer les tas immobiles.

Harassée, grelottante, le ventre creux, l’armée, encore lourde de son insomnie ou de son mauvais sommeil, se dressa dans ses vêtemens raides et fripés, agita ses membres perclus. Les appels s’égrenèrent dans le petit Jour. On entendait : Présent ! puis des silences : blessé, mort, disparu, mille trous sinistres entre les répons. Figures hâves, traits tirés ; beaucoup avaient travaillé à remuer la terre, épaulemens et tranchées. Ceux qui avaient dormi demeuraient, transis de leur cauchemar sur le sol dur. De longues toux se faisaient écho. Pourtant l’insouciance de ces troupes jeunes, leur patriotisme, se lisaient aux visages. Ici, là, les plaisanteries du soldat, ces gros rires d’hommes assemblés. Le physique plus que le moral avait souffert. Ducrot, dans la blancheur de l’aube, parcourait avec son état-major la ligne des avant-postes. À Champigny, au Four-à-Chaux, les divisions Faron et de Malroy, faute d’outils, n’avaient presque rien fait. Son mécontentement, qui se calmait à la vue de la division Berthaut, solidement retranchée en face de Villiers, éclata lorsque, à la hauteur de Bry, il s’aperçut de la disparition de Bellemare. Ignorant que ce dernier, à l’annonce de nombreux renforts allemands, inquiet pour ses troupes décimées, l’avait fait chercher toute la nuit afin d’obtenir l’ordre de retraite, et ne pouvant soupçonner que le commandant du 3e corps avait pris sur lui de donner cet ordre sans le consulter, Ducrot, dans une colère violente, fait intimer à d’Exéa de réoccuper Bry sur-le-champ. Néanmoins, de part et d’autre, on n’avait aucune envie d’attaquer, les généraux allemands trop heureux d’avoir le temps d’arriver à la rescousse, de masser troupes et munitions, les Français de reprendre haleine. Ne fallait-il pas terminer les travaux, combler les vides, reconstituer les attelages, garnir cartouchières et caissons ? Ne fallait-il pas surtout, dans un armistice d’abord tacite, puis ratifié avec