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REVUE DES DEUX MONDES.

Nuit noire, le froid augmente. L’armée de Paris, campée sur ses positions, voit tomber sur elle, comme un suaire de glace, le poids de sa fatigue et le frisson des mortelles heures sans feu, sans pain, sans couverture. C’est, à ces oreilles encore bourdonnantes, à ces cerveaux pleins d’images tumultueuses, une saisissante impression que celle du silence auguste et de l’ombre. À cette heure Paris va s’endormir, confiant. Tout le jour il a été bercé par ce sourd grondement d’orage où les coups étaient si pressés qu’on ne distinguait plus qu’une basse profonde, continue. Le défilé des blessés, des prisonniers redoublait sa fièvre. Les cœurs étaient tendus du côté de la Marne. On s’inquiétait peu de l’insuccès de la vaillante diversion tentée par le général Susbielle sur Montmesly, diversion dont on avait oublié de prévenir, cette fois encore, Vinoy, en sorte qu’il s’était borné à reprendre, puis à évacuer la Gare aux Bœufs. On s’inquiétait peu de la diversion de l’amiral La Roncière sur Épinay. On ne songeait qu’à Ducrot : demain on compléterait la victoire, on percerait ; c’était la délivrance, la main tendue aux armées de secours, la capitale réunie à la France !

Ducrot, de retour à Poulangis, où, sans que l’armée en sût rien, son quartier général était établi, se rendait si bien compte des illusions de Paris, et du danger qu’il y aurait à les braver, qu’il recula devant le seul parti raisonnable : rentrer, pour ressortir dans une direction nouvelle. L’opération était manquée ; on s’était heurté à des lignes devenues infranchissables ; on avait sans résultat perdu l’élite des soldats et des cadres ; chaque heure de sursis renforçait les Allemands. Pourquoi s’entêter ? Mais l’opinion ! S’avouer vaincu, sans tenter l’impossible ? On allait au-devant de l’insurrection. Alors, se battre encore, pour l’honneur des armes. Essayer de justifier l’imprudente promesse : mort ou victorieux… Quelques généraux, consultés, s’accordent sur cette étrange nécessité : on est dans une impasse, on y restera. Il n’y a plus qu’à informer le généralissime. Inlassable, Ducrot remonte à cheval, et par l’éclatant clair de lune, va trouver au fort de Rosny Trochu, invisible de la journée et dont le rôle s’est borné à une promenade sous le feu à Montmesly ; puis, à trois heures du matin, il rentre à Poulangis, dormir un instant.

Une âpre bise souffle du Nord, balaie, sous la clarté bleue, l’S argenté de la Marne, les pentes des coteaux, le plateau funèbre. Là, au milieu de débris informes, de chevaux éventrés,