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passage à un capitaine de frégate, aux favoris grisonnans, au visage froid et réfléchi. C’était Georges Réal de Nairve, commandant en second du fort d’Ivry. Il avait été appelé pour renseignemens de service au ministère de la Marine, on ne l’attendait pas au fort avant le soir, il en profitait pour venir sans façon visiter ses amis à l’heure du déjeuner.

— Vous voyez si je fais fond sur votre affection, dit-il.

La pénurie des vivres avait suspendu les invitations accoutumées. Toute une part de relations mondaines était tombée du coup ; on ne partageait qu’avec ses vrais amis.

— Bah ! dit gaiement Thédenat, les marins sont sobres.

De Nairve échangeait avec son cousin Martial une poignée de main. Jacquenne, qui à la vue de l’uniforme s’était renfrogné, reprit son réquisitoire, à l’adresse de Thédenat :

— Et les vivres ? pourquoi les laisse-t-on gaspiller de la sorte ? Quantité de gens n’ont jamais mieux vécu. Une telle imprévoyance confine à la folie : dans toute place assiégée, le rationnement est de règle. Mais, voilà, veut-on seulement tenir jusqu’au bout ? A-t-on la foi ? Ce n’est pas huit jours après l’investissement qu’aurait dû fonctionner la Commission des subsistances, onze jours après, qu’on aurait dû réquisitionner blés et farines. On a dilapidé un mois de résistance.

Théoricien de gouvernement, il trouvait toutes simples des mesures qu’à la place des gouvernans il n’eût peut-être ni osé, ni pu imposer.

— Ce que dit monsieur, releva de Nairve, est exact en principe. Mais pourquoi suspecter ceux qui ont assumé le périlleux honneur de la défense ? À qui ferez-vous croire qu’ils ne veuillent pas tenir jusqu’au bout ?

Jacquenne secoua la tête, comme s’il en savait long ; mais il dédaigna de répondre. De Nairve, blessé par ce mutisme, mesura la distance qui séparait leurs idées ; cet homme, qui une minute auparavant lui était indifférent, soudain lui fut antipathique. Jacquenne s’était levé, cherchant son chapeau. Il eut un léger ricanement, et, comme s’il espérait atteindre l’officier, — sans doute un de ces suppôts de l’Empire ! — il dit à Thédenat :

— Et les papiers des Tuileries ! Le rôle de ce Devienne, un président de la Cour de cassation mêlé aux louches amours de Marguerite Bellanger et de Napoléon le Petit ? Pour toute sanction, on le défère à l’enquête de ses pairs, et monsieur voyage, et l’en-