Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/418

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une nation pourque cette nation devînt un grand peuple. Son opinion, les Japonais des hautes classes ne sont pas éloignés de la partager et de la professer. Les membres du gouvernement et surtout ceux qui les gouvernent commencent à englober dans le même dédain christianisme et bouddhisme. Les doctrines de désintéressement les gênent aux entournures. L’élite intellectuelle du Japon meurt un peu chaque jour à la vie intime de sa race. J’aime, malgré sa rudesse, ce vieux proverbe de pêcheurs russes ou grecs, que c’est toujours par la tête que pourrit le poisson.

Le peuple, lui, ce réservoir de dévouement et de piété, ne paraît pas avoir encore trop ressenti le pouvoir desséchant des idées antireligieuses. Les Japonais n’ayant jamais pâti du fanatisme clérical ne souffriront peut-être jamais de l’autre, plus mortel. Mais si leurs maîtres imprudens finissaient par les détacher du culte des ancêtres et ruinaient en eux la « sympathie » bouddhiste, on aurait tout à craindre de ce peuple qui n’eut d’autre discipline morale que sa mélancolie et ses traditions. Heureusement la religion des aïeux, où le bouddhisme et le shintoïsme ont accordé leurs efforts, persiste au cœur de la foule avec une incroyable vitalité.

Du temps que j’étais à Tokyo, il se passa dans un village de l’Ouest une histoire qu’un témoin me conta et qui prouve non seulement comme en matière de religion les malentendus sont faciles entre Européens et Japonais, mais aussi combien le peuple, averti par son instinct de conservation, reste attaché au respect de ses morts.

Deux diaconesses anglaises étaient venues catéchiser ce village, et, selon leur habitude, pensèrent qu’un peu d’argent bien distribué aplanirait à leur parole le chemin des âmes. Elles trouvèrent une pauvre fille orpheline et endettée qui, moyennant dix francs par mois, se laissa toucher de la grâce. Les deux dames la baptisèrent, chantèrent des psaumes et, de prêche en prêche, promenèrent leur conquête. Mais un jour elles découvrirent dans un coin de son logis les tablettes funéraires de ses parens, ces tablettes sacrées dont la néophyte n’avait pas eu le courage de se défaire, dernier vestige et suprême objet de son idolâtrie. Les protestantes anglaises n’ont pas la tolérance coupable des jésuites. Elles signifièrent à leur catéchiste que si ces planchettes diaboliques ne disparaissaient de sa demeure, sa rente mensuelle