Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/411

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette ivresse impétueuse et charmante du cœur qui s’ouvre un passage et se précipite en d’autres cœurs. Son évangile proche le silence. Au Japon la douleur ne crie pas, l’amour ne s’épanche pas, le deuil sourit, l’abnégation se tait. L’isolement apparent des âmes qui m’a tant frappé sur la terre japonaise, je l’ai compris du moment où ces âmes ne formaient qu’une seule âme. Autant les Japonais aiment les longs bavardages et les complimens interminables, autant ils demeurent réservés sur tout ce qui touche au tréfond de l’être. Ils excellent à parler pour ne rien dire, mais sitôt qu’ils auraient à dire, ils refoulent les inutiles aveux et s’en remettent au mystère qui les identifie du soin de se faire entendre. Un résident européen me contait qu’il avait fréquenté pendant quinze ans un ménage japonais sans avoir jamais surpris entre l’homme et la femme le moindre témoignage d’affection. Tous deux, l’épouse déférante et silencieuse, le mari dédaigneux et taciturne, ne semblaient avoir de commun que le toit de leur maison. Ils ne mangeaient pas ensemble, ils ne sortaient pas ensemble, ils n’associaient ni leurs rêves ni leurs plaisirs. Cependant l’homme tomba gravement malade et fut bientôt moribond. « J’étais là, me disait mon compatriote, quand il sentit la mort. Il prit doucement la tête de sa femme et l’appuya un instant sur son épaule. Puis leurs yeux humides se rencontrèrent, et je n’ai jamais vu de plus beau regard d’amour. »

L’incroyable force de silence des Japonais imprime à leurs renoncemens la mélancolie du sourire, donne à leurs sacrifices un prolongement infini. Leurs âmes se créent des agonies exquises. Ils dissimulent leur sensibilité comme ils font de leur vraie richesse. Un Européen marié avec une Japonaise avait un fils que le frère de sa femme adorait. L’enfant mourut, et l’oncle maternel, qui chaque jour traversait Tokyo pour s’asseoir au chevet du petit malade, accueillit la triste nouvelle d’un hochement de tête et d’un demi-sourire. Rien, durant les deux jours qui précédèrent l’enterrement, ne trahit chez lui la moindre émotion. Mais la dernière nuit il pénétra dans la chambre mortuaire, et le père, qui du fond de son fauteuil semblait assoupi, le vit s’approcher du cadavre et brusquement éclater en sanglots.

Le Japon est plein d’histoires aussi simples que ses temples shintoïstes, et qui nous étonnent moins encore par leur sublimité que par l’aisance naturelle où les cœurs entrent dans le sublime. Je n’en veux citer qu’une : elle me paraît d’autant plus éloquente