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humaine : ils n’y croient pas. Je sais bien qu’ils vivent, en apparence, comme s’ils y croyaient. Mais le déterminisme a-t-il jamais empêché un philosophe d’agir comme s’il se sentait libre ? Les fatalistes orientaux ne luttent-ils pas souvent, ne commercent-ils pas, plus souvent encore, comme s’ils faisaient eux-mêmes leur destinée ? A coup sûr, le peuple ne s’est point assimilé ces théories profondes : il n’en a retenu que les idées de préexistence et de réincarnation. Elles sont très fortes sur les cœurs ; elles ont frappé des proverbes, inspiré des chansons populaires, créé des locutions et des métaphores. Les rapports sociaux en ont même subi l’influence. La pensée que le forfait du criminel réalisait l’héritage de sa vie précédente a souvent fait tomber le sabre de la main du vengeur. Les souffrances dont l’injustice nous révolte, le Japonais s’y résigne avec le vague sentiment de les avoir méritées sans doute dans une existence antérieure. Coups de foudre de l’amour, brusques réminiscences ! Notre fiancée d’aujourd’hui fut jadis notre épouse. Dès que je la vis, je reconnus sur ce nouveau visage l’enchantement d’un ancien amour, et la corde qui lie nos deux barques fut nouée certainement en des temps qui sont morts. La brièveté de la vie ne contente point nos grands désirs de tendresse et de dévouement. Impatiens d’un peu d’éternité, ils débordent sur le cycle inéluctable de nos vies futures. Père et enfans sont engagés les uns envers les autres pour une vie, mari et femme pour deux, maître et serviteurs pour trois, et les amans, dans leur divine imprudence, se promettent leur foi pour cinq, six ou sept vies. Et ce que je disais plus haut des vers de Hugo et de Lamartine, c’est ici qu’il faudrait le redire en citant des poètes anglais, ou notre cher Sully Prudhomme, ou certains vers de nos symbolistes. Ils ont exprimé parfois les affinités préétablies de nos cœurs avec les choses, la résurrection d’un passé aboli dans la nouveauté du présent, le parfum retrouvé sans qu’on l’eût jamais senti, le bruit reconnu sans qu’on l’eût jamais ouï, la maison déjà familière sans qu’on l’eût jamais vue, et l’étranger, misérable ou sublime, qui pleure en nous sans nous avoir jamais dit sa patrie et son nom. Ces raffinemens de la sensibilité occidentale sont les lieux communs de la poésie japonaise, les actes de foi les plus naturels de la religion.

Mais quelle morale fonder sur ce flux éternel et changeant des êtres et des choses ? Ce que je nomme ma personnalité n’est que la chaîne ondoyante et insensible d’un convoi de forçats. Je