Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/407

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins l’étincelle est vive plus le miracle est grand, ils s’accoutumèrent à préférer le reflet au rayon, l’ombre à la chose, le frôlement au toucher, l’écho lointain au bruit sonore ; et avec ces échos, ces frôlemens, ces ombres, ces reflets, ils se composèrent leur monde intérieur.

Je ne crois pas que les Japonais aient jamais conçu formellement la pensée créatrice de l’univers, mais leurs plus humbles paysans éprouvent à un degré que ne soupçonnent pas les nôtres le prestige des phénomènes, la rapidité décevante de la vie, et, sur le fleuve qui nous entraîne, le délicieux pouvoir de l’évocation. Je demandais un jour à des prêtres bouddhistes d’où venait le sourire éternel sur les lèvres japonaises. Ils me répondirent par ces deux dictons que se répètent les enfans eux-mêmes : « Vivant, mort. » « Rencontre, séparation. » On rapporte que jadis, à certaines cérémonies religieuses, ce peuple organisa d’étranges concerts. Les musiciens mimaient sur leurs flûtes et sur leurs instrumens à corde des airs silencieux. Ils jouaient en pensée, et l’assemblée recueillie écoutait leur silence. Je n’ai pu savoir si la chose était vraie, mais de tous les Japonais que j’ai interrogés, aucun ne la jugeait invraisemblable. Elle symbolise à merveille la volupté bouddhiste par excellence : l’hallucination volontaire.

Cependant le bouddhisme les mena plus outre. La nature dissoute en un ruissellement de phénomènes, il réduisit l’âme à l’état d’une eau limpide aux mille molécules, où se succèdent des reflets et des ombres. A la mort, cette âme se décompose, s’évapore, se résout en ses divers élémens. Mais notre désir de vivre persiste et se réincarne. Ce n’est pas notre moi qui transmigre en d’autres formes, c’est la résultante de nos actes. Le bilan du bien et du mal que dépose notre vie au moment qu’elle s’éteint constitue le germe d’une nouvelle existence. Ce que nous sommes dérive de ce que nous avons été. Nous n’en gardons pas plus de mémoire que, dans le cours d’un rêve, il ne nous souvient des autres songes qui nous ont torturés ou ravis. Nos réincarnations sont les rêves terribles ou charmans de notre volonté de vivre. Et quand nous parviendrons à la délivrance, c’est-à-dire au réveil, toutes nos naissances, et nos vies, et nos morts dérouleront à nos yeux dessillés leurs joies et leurs misères. Telle est l’implacable loi du Karma.

Nous touchons ici à la différence essentielle qui nous sépare des Japonais. Nous croyons à l’identité consciente de la personne