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vendre et que le sacrifice de sa liberté pour de louables motifs n’entraînait point l’infamie, ils voulurent que les enfans qui se vendraient au profit de leurs parens fussent dégradés, afin que la piété filiale se montrât toujours prête aux plus dures abnégations et que le mérite s’en rehaussât de la pire souffrance.

Les ancêtres, transfigurés en génies, admettent au foyer des religions étrangères, à condition toutefois que les nouveaux dieux ne les insultent pas. Une atteinte maladroite ou grossière donnerait le branle à des mouvemens d’un fanatisme moins religieux que civique. Qui touche aux morts soulève contre lui la terre du pays. Mais tous ces morts ne furent point d’honnêtes gens. Ceux qui laissèrent de fâcheux souvenirs, on les apaise par quelques offrandes. Leurs ombres acariâtres ne ressemblent point à nos Esprits des Ténèbres. Si l’âme japonaise a bien soupçonné dans la nature une sorte de dualisme, elle n’a jamais conçu le mal éternel, absolu. Ses « Génies de la Perversité » ne sont point acharnés à notre perte. Et ils restent sacrés, parce que leur influence, même maligne, est encore un élément de l’atmosphère nationale. D’ailleurs ces souffles méchans que renvoient des tombes isolées sont emportés dans la grande haleine de bienfaisance où le Japon respire.

J’ai fait le pèlerinage d’Isé, là où sont brûlés et rebâtis tous les vingt ans les temples les plus sacrés du shintoïsme. La mer poissonneuse déferlait sur les saintes grèves du Yamato. Ses vents promenaient une odeur saline à travers les rizières et les champs de trèfle jusqu’aux montagnes qui fermaient l’horizon. La verdure sillonnée par des ondulations de fleurs rouges se nuançait d’une sombre lumière dans les replis des vallons, dans les gorges des collines. Partout des fermes neuves, des ruisseaux, des ponts de bois, des pierres aux formes étranges, des arbres centenaires. J’étais seul sans autre guide que mon kurumaya qui ne savait pas un mot de ma langue. Les pèlerins emplissaient les routes : les uns richement vêtus de soie foncée avec leurs fillettes en robes claires, les autres poudreux, le bâton à la main, portant au cou leur sac de papier huilé plein d’amulettes. Il me souvient encore d’une jeune femme qui suivait son mari et menait son petit garçon costumé en général européen. Le costume détonnait sans doute au milieu de la foule japonaise, mais il était bien touchant, ce petit Japon futur conduit aux autels du passé.

Nous entrâmes sous un hallier magnifique, dont la lumière et