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empourprant le ciel sombre, effaçant les étoiles. Troublés, les convives gagnaient la terrasse, les deux groupes se fondirent.

— C’est Amboise qui brûle ! dit le maire.

Mais non, la silhouette de la ville se détachait sur le rayonnement de ce voile écarlate ; la clarté venait de plus loin, de foyers invisibles. Une vieille femme murmura :

— Les campagnes sont en feu !

L’étrange aurore resplendissait ; on voyait les pays s’étendre, à travers une inquiétante profondeur. Des arbres paraissaient prêts à flamber dans une fumée rousse ; la course des nuages agitait de grands spectres, la Loire roulait une eau sanglante. Soudain, ajoutant au mystère et à l’angoisse, le tocsin s’éleva des quatre coins de l’horizon ; au branle des clochers, la peur des villages appelait à l’aide. L’Innocent, grimpé sur le rebord des balustres, courait en criant, le bras étendu :

— Les Prussiens ! Les Prussiens !

Mais Poncet rassura les femmes :

— Ce n’est qu’une aurore boréale. J’en ai vu de pareilles, en Norwège.

Une gerbe de rayons fulgurans s’échappait du Nord. À l’Est, dans la partie qui dominait Paris, Metz, Orléans, Bourges, Dijon, un flux de sang noyait tout le firmament. On se regardait, émus du reflet sinistre aux visages. Eugène serrait dans ses bras Marie effrayée, dont la robe blanche était devenue rose. Malgré les explications de Poncet, les paysannes, autour du curé, faisaient le geste de la croix ; les paysans béans contemplaient en silence, consternés comme devant un signe annonciateur, une menace de fléaux terribles. Le tocsin sonnait toujours. Et chacun, tout en écartant l’idée superstitieuse, se sentait point d’un malaise indéfinissable, d’une crainte inconnue.

III

Martial Poncet s’éveilla, la tête lourde, dans le jour blafard de son atelier, rue Soufflot. Les images confuses du sommeil le poursuivaient, ce prolongement en rêve de la tumultueuse réalité : visions de foules et de remparts, fracas assourdi des canons du siège.

Décidément, il avait eu tort de boire hier soir tant de bocks au triomphe du parti de l’ordre. Son ami Thérould, — avait-on