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« littérature comparée » en pourraient prendre une singulière ampleur, une portée que peut-être on ne soupçonnait pas, et conduire finalement à des conclusions qui les dépasseraient de beaucoup ?

Car on le voit, je crois, par cet exemple. Il ne s’agirait pas seulement de « comparer » entre eux deux écrivains ou deux œuvres : la Phèdre de Racine et celle d’Euripide, la Marianne de Marivaux et la Paméla de Richardson, le René de Chateaubriand et le Manfred ou le Lara de Byron ; mais le programme serait infiniment plus vaste, et les développemens ou recherches qu’il comporte n’intéresseraient peut-être pas moins l’histoire générale et la philosophie que l’histoire même des littératures. A la vérité, on essaierait de se souvenir qu’il est avant tout question de littérature ou d’art, et on se défendrait de l’éternelle tentation qui est, depuis cent ans, de tout voir dans un poème ou dans un roman, excepté ce roman ou ce poème eux-mêmes. Mais si par hasard on y succombait, l’inconvénient ou le danger serait ici moins grand qu’ailleurs, et il est facile d’en donner la raison. C’est que les œuvres ne pouvant être définies que par rapport les unes aux autres et dans leur enchaînement historique, il en résulterait nécessairement une « classification » de ces œuvres. Or le naturaliste évolutioniste a beau faire : il ne peut empêcher que, dans la généalogie des espèces de la nature, chaque degré nouveau se caractérise par un plus ou un moins, par une perte ou par un gain, par un progrès ou une déchéance. Et c’est ainsi que dans l’histoire comparée des littératures, quand on affecter ait, de propos délibéré, la plus dédaigneuse indifférence, ou la plus scientifique, pour la valeur esthétique des œuvres, on ne pourrait jamais faire qu’une tragédie ou un poème donné fussent autrement définis que par rapport à ceux qui ont signalé dans l’histoire le point de perfection du genre ; et, qu’on le voulût ou non, la définition serait en somme un jugement. Ce jugement serait d’ailleurs préservé d’être absolu, par l’obligation qui s’imposerait de donner des définitions, dont l’intelligente largeur ouvrît toujours à l’avenir d’un genre la possibilité d’en perfectionner le passé.


VI

Ce court essai de définition de l’objet, de la méthode et du programme de la « littérature européenne » serait trop incomplet,