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étaient alors survenus, et pour atteindre cette universalité qui devait, d’après eux, dans leur ambitieuse espérance, substituer la langue française aux privilèges du latin et du grec, ils s’étaient livrés au long et patient travail d’épuration du vocabulaire, d’assouplissement de la syntaxe, de coordination de la phrase, qui, du français encore inorganique de Montaigne, avait fait en cinquante ans la langue des Provinciales. A dater de ce moment, et si l’on ne tient pas compte de quelques irréguliers, l’objet commun de nos grands écrivains était devenu le même : — effacer ou dissimuler leur personnalité, la faire évanouir, pour mieux dire encore, dans l’intérêt de leur sujet, que ce sujet fût le Cid ou l’École des Femmes, un sermon sur l’Éminente dignité des Pauvres ou la fable des Animaux malades de la Peste, la Princesse de Clèves ou Télémaque ; — dégager de ce sujet lui-même ce qu’il contenait de plus humain, c’est-à-dire de plus général, de plus indépendant des atteintes du temps ; — ne jamais oublier qu’on n’écrit ni pour soi, ni pour le vulgaire, ni non plus pour les savans, ou les pédans, mais pour les « honnêtes gens, » c’est-à-dire pour ceux qui n’ont point d’enseigne, qui vivent de la vie de tout le monde, qui ont le sentiment, l’expérience des réalités ; — tenir la bride aux fantaisies qu’on pourrait avoir d’opposer son opinion particulière à l’opinion commune, et ne la combattre, s’il y a lieu, cette opinion commune ou générale, qu’en commençant par se la concilier ; — garder son naturel parmi tant de contraintes, ou plutôt faire servir ces contraintes elles-mêmes à la réalisation de ce parfait naturel ; — et enfin, par tous ces moyens, selon le mot de l’un d’eux, travailler ou contribuer « au perfectionnement de la vie civile. » C’est pour avoir atteint ce degré de généralité que la littérature française a établi son pouvoir en Europe, et non point, ou bien plus que pour aucune qualité qui fût intérieure ou intrinsèque au génie de notre langue. Et aussi bien notre langue n’est-elle devenue ce qu’elle est que pour s’être de son mieux conformée à cet idéal. On la loue d’être claire : il faut donc dire qu’elle est claire d’avoir voulu l’être. Pendant un long temps, en français, le souci du style ou la préoccupation de la forme n’ont eu pour objet que de les accorder l’un et l’autre avec le fond. L’art d’écrire n’a consisté que dans la recherche des moyens les plus propres à diminuer l’intervalle qui sépare un esprit d’un autre, ou notre pensée de son expression. Et l’hégémonie de la littérature française a duré tout juste