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Dirai-je que la littérature espagnole a la première secoué le joug de la littérature italienne ? Ce serait mal parler, et il faut se contenter de dire qu’ayant la première libéré son originalité de l’imitation de l’italien, elle s’est trouvée la seconde à exercer l’hégémonie de la littérature européenne. Cette hégémonie a duré de 1600 à 1660, ou à peu près, ce qui la rend contemporaine, — on peut en faire la remarque en passant, — de la durée même du plus grand pouvoir politique et de la domination des armes espagnoles. Mais s’il convient d’indiquer la coïncidence, et pour ma part j’y reconnaîtrais beaucoup plus qu’une coïncidence, il nous faut convenir qu’on avait vu le contraire en Italie. Ce serait ici dans notre programme le lieu d’en rechercher les raisons.

La littérature européenne est redevable à la littérature espagnole de trois grandes créations. C’est en Espagne, — ou peut être en Portugal, — que la matière des Chansons de geste et des Romans de la Table ronde est devenue celle des Amadis, d’où plus tard, sous une influence italienne, s’est dégagé le roman pastoral avec la Diane de Montemayor. Il y a des chevaliers errans dans les Romans de la Table ronde, mais l’ingénieux hidalgo de la Manche est une création de l’Espagne autant que de Cervantes. Faut-il y voir une caricature ? On en dispute, et aussi bien Cervantes ne l’a peut-être pas su lui-même ! En tout cas il n’y eut jamais de caricature plus bienveillante ou plus attendrie, ni surtout plus symbolique ; et le génie chevaleresque de la noble Espagne a passé tout entier dans le personnage de don Quichotte. Les héros eux-mêmes des Amadis et les bergers de la Diane n’en sont pas de plus parfaites incarnations. Ce sont tous en même temps, ou plutôt ce sont pour cette raison, à la guerre comme en amour, des raffinés du point d’honneur, et notre point d’honneur, à l’espagnole surtout, dépendant un peu de notre condition sociale, on entrevoit ici la liaison du roman picaresque avec le roman chevaleresque. Le roman picaresque est la seconde des grandes créations de l’Espagne, et par l’intermédiaire des adaptations françaises et anglaises, du Francion, du Gil Blas, du Roderick Random, je ne sais s’il serait très paradoxal d’en vouloir suivre la fortune jusqu’à la Vie de Bohème. Et enfin, parce que le point d’honneur, qui se ramène, en dernière analyse, à régler sa conduite sur ce que l’on croit se devoir, engendre nécessairement toute une casuistique, la troisième création vraiment européenne de la littérature espagnole est le drame, si les plus beaux drames de nos littératures modernes,