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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

en hâte l’escalier, fuyait le dos courbé de Blacourt. Devant la loge du concierge, Tinet, l’ouvrier relieur du cinquième, criait furieux :

— Rapiat, voleur ! Quand on pense que ce cœur de poule a eu le toupet de m’offrir quinze cents francs pour aller m’faire casser la margoulette à sa place. Et moi, godiche, je me laisse attendrir, je vais m’offrir au chef de bataillon. Qu’est-ce qu’il me répond ? « Ce monsieur vous vole. Il a déjà proposé 8 000 francs à Louchard. »

— Oui, citoyens ! glapit le lieutenant-concierge, vouloir corrompre un pur comme moi ! Mais j’ai su repousser les tentations de l’aristocrate !

Martial ne put se retenir de rire, tout en faisant chorus à la lâcheté de Blacourt. Le relieur, — il avait la mine d’un furet, le nez pointu, les yeux rouges, — s’exaspérait à sa propre rage :

— Quinze cents francs à moi, parce que je suis un pauvre ouvrier, quand il en offre 8 000 au lieutenant ! Un rabais de six mille cinq ! Fesse-Mathieu ! Capon !…

Mais des aboiemens, des cris, des caquetemens remplirent l’escalier d’une poursuite et de vols aveugles. Des plumes tournoyèrent. Martial et Thévenat virent s’abattre dans leurs jambes des poules affolées. D’autres grimpaient aux étages supérieurs. Ne sachant vers lesquelles s’élancer, le fermier de Clamart, sur le palier du second, invectivait sa femme, devant la porte ouverte. Des lapins s’échappaient maintenant.

— Ferme donc l’armoire, hurla-t-il, en rattrapant l’un par ses longues oreilles, au lieu de rester là comme une buse !

Prenant son parti, il se précipita vers un gros de poules qui, perchées sur la rampe du cinquième, battaient frénétiquement des ailes, Martial avait fini par saisir deux des volailles étiques et, poussant la porte de l’appartement, il héla la paysanne, tandis que Thévenat caressait Pataud, le chien noir à longs poils qui remuait la queue avec satisfaction. Ils restaient suffoqués de l’odeur, de la vue. L’antichambre, la salle à manger, le salon des Du Noyer étaient jonchés de fumier, un sol de basse-cour gluant de détritus et d’immondices. Les murs n’étaient pas épargnés, les tentures lacérées et souillées, les bibelots et les meubles empilés dans les coins. Sur les étagères, des pommes achevaient de mûrir. Ah ! quand le magistrat reverrait son cher mobilier, les tapis dont Mme Du Noyers’enorgueillissait. Martial et Thévenat s’es-