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REVUE DES DEUX MONDES.

VIII

— Ah ! mes enfans, qu’il fait bon chez vous ! déclara Thérould assis par terre, le dos au poêle. La famille, il n’y a que ça !

L’atelier de la rue Soufflot gardait toujours sa simplicité bohème, — le secrétaire bancal, un vieux coffre de bois sculpté, le divan effondré, les statues sur leurs sellettes ; mais une armoire à glace, un paravent autour du lit, des giroflées dans un vase de Delft, marquaient une présence féminine, l’intimité d’une vie à deux gentiment arrangée. Nini en peignoir, dans un grand fauteuil Louis XIII à tapisserie usée, cousait lestement une dentelle à un corsage ; une jambe croisée, l’étoffe épinglée au genou, elle allongeait, dans le joli naturel de cette pose, son pied fin chaussé d’une mule pendante.

Martial, debout, devant une figurine de glaise fraîche, modelait une silhouette de Parisienne du siège, jupe courte et pieds nus, ramassant un fusil. Andromède, sous un voile, séchait à l’autre bout de l’atelier ; sa nudité, dressant ses bras purs et son torse délicat, lui semblait à cette heure une chose morte, un art de luxe, sans signification. Le moyen de ne pas subir l’obsession du moment ? Ses émotions, au lieu de revêtir une forme symbolique, ne pouvaient plus se manifester qu’immédiates, vivantes : rendre ce qu’il avait sous les yeux, les préoccupations de chacun. Il captait, à petits coups d’œil, la ressemblance de Nini, ne parvenant plus à incarner autrement que sous les traits de son amie les trouvailles de sa pensée.

Au début, la jeune femme n’avait été pour lui qu’un caprice charmant. Puis à mesure que la longueur, l’ennui du siège avaient infligé à chacun l’isolement, la rupture des habitudes, Martial, sentant son cœur vide, son atelier désert et froid, s’était rapproché d’elle. Nini venait de perdre une tante qui partageait son logement, tenait le ménage. Sa vie libre, assurée jusqu’alors par des travaux de broderie riche, des poses de modèle qu’elle ne consentait qu’à son gré, achevait d’en être bouleversée, parmi le cataclysme qui appauvrissait les bourses les mieux garnies, ruinait les petites. Un jour Martial l’avait trouvée aussi esseulée que lui, supportant sans le dire la gêne, des privations sans doute. Touché, il saisissait tout le charme de cette petite nature vaillante, dont il n’avait senti d’abord que la grâce prime-sautière.