Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.
24
REVUE DES DEUX MONDES.

— Quelle paix ! murmura Eugène. Le bel endroit pour être heureux !…

Ces mots, à mesure qu’il les prononçait, l’écartaient de ce coin béni, de cette terre si doucement nommée « le jardin de la France. » Ils étalaient devant lui d’autres campagnes dévastées, pleines d’incendies fumans, de villages à sac, et le morne labour des batailles, hérissé de fosses fraîches et de débris sans nom… La patrie morcelée, le drapeau noir sur les villes conquises, cette même terre piétinée de bottes sanglantes, défoncée par les lourds canons, les interminables charrois de l’envahisseur, l’armée bavaroise dans les murs d’Orléans, ses éclaireurs longeant la Loire, à vingt-cinq lieues d’ici.

Et, dans trois jours, il lui faudrait s’arracher de son bonheur, aller retrouver à Ouzouer-le-Marché son bataillon, détaché à la 3e division du 16e corps ! L’incertitude de l’avenir, la menace du danger le tenaillèrent d’un affreux déchirement, mal pansé par l’acceptation noble du sacrifice. Il songeait surtout à sa femme, à sa souffrance de leur séparation, suivie pour elle de quelle anxiété ! Craignant qu’elle ne le devinât, il se hâta de rompre le silence, sans qu’elle en fût dupe.

— Comme nous trouverons bon l’an prochain de revenir à cette place ! La guerre sera finie, nous aurons oublié ce mauvais rêve. Nous serons délivrés, qui sait ? vainqueurs peut-être ! Il n’y aura plus qu’à travailler, pour réparer la brèche, élargir le foyer. Il faut songer à ceux qui viendront.

Il lui saisit tendrement les mains. Il parlait à phrases caressantes, évoquant le moment où il reprendrait sa robe d’avocat ; il ne plaiderait que de belles causes, elle serait orgueilleuse de lui ; ils habiteraient à Tours un clair appartement sur le mail ; tout un bercement de projets qui enveloppaient, ouataient l’avenir. Marie enivrée l’écoutait avec une extase enfantine, un regard presque craintif. Fragile dans sa robe blanche, dont les fleurs suaves exhalaient un faible parfum, elle souriait, souriait toujours davantage, un pli douloureux au coin de la bouche ; tout d’un coup le pauvre sourire s’effaça, dans un muet flot de larmes. Elle s’abattit sur l’épaule d’Eugène.

De loin, M. et Mme  Réal, bras dessus bras dessous, qui venaient en causant avec le grand-père et l’oncle Gustave, les aperçurent. Ils obliquèrent, faisant le grand tour, par le bois de saules ; et, tandis que leur père expliquait à Gustave une planta-