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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Frédéric tournait les talons, claquait la porte. Il éprouvait une répulsion à servir sous de tels hommes. Lui, Français, accouru de si loin pour se battre avec son pays, il ne s’était pas attendu à ce qu’on lui infligeât des maîtres étrangers si arrogans, si oublieux du devoir commun. Certes, il n’incriminait pas le chef des Mille, le héros d’Aspromonte et de Mentana ; il respectait le pur désintéressement de sa vie, la noblesse de son idéal ; il admirait l’élan de gloire et de sacrifice qui, à son âge, le tirait de sa retraite de Caprera, l’exposait aux fatigues rigoureuses, à la mort possible. Sans aller, comme bien des fanatiques, jusqu’à penser que la présence de Garibaldi équivalait à un concours de cent mille hommes, il subissait, avec une partie de l’Europe, le prestige légendaire du vieux champion des revendications sociales et de la liberté des peuples. Il conservait, de la seule rencontre qu’il eût eue avec lui, — sa présentation à l’arrivée, — une impression de grandeur et de sympathie. Garibaldi, assis au coin du feu, ses béquilles auprès de lui, une fourrure sur ses jambes à demi paralysées, un fichu de soie rouge aux épaules, lui avait tendu gracieusement une longue main sèche aux doigts raides, lui souhaitant, sans l’ombre d’accent étranger, la bienvenue. L’air souffrant, un binocle sur le nez, il lui implantait dans le souvenir sa pâle et léonine figure à barbe et crinière blanches, d’admirables yeux de force et de douceur. Frédéric, de le voir si faible, si usé, n’en avait que plus admiré, à l’attaque de Prénois, avant Dijon, la vaillance qui maintenait à cheval ce corps débile, encastré dans une selle mexicaine, tandis qu’un petit clairon, tenant la bride, sonnait la charge.

Il était parvenu au quartier général, traversait des antichambres pleines d’un ramage d’officiers garibaldiens, au plumage pourpre et doré. Il fit passer sa carte, patienta longtemps. On l’introduisait dans une pièce élégante et tiède ; un tapis moelleux assourdissait le pas ; des fleurs fraîches embaumaient dans des vases de Sèvres, sur la cheminée. Devant la flamme claire, enfouis en de confortables fauteuils, des officiers coquettement frisés, mains blanches chargées de bagues, chuchotaient et riaient. Autant qu’il put comprendre, il s’agissait d’un succès remporté le jour même par le général Crémer, à Nuits, où il venait d’entrer, après avoir battu les Allemands.

— Pas si haut, Luigi ! fit un personnage maigre et blafard, dont les galons couvraient la manche rouge. — Et aussitôt le