Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
263
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

heurts et ses préjugés, militarisé en hâte, en gros, peu formé au joug de la discipline. Avec son déplorable système, la France n’avait d’armée que les troupes impériales, troupes de métier, où des officiers braves, trop confians, des soldats pour la plupart engagés ou remplaçans, croupissaient dans l’illusion de leur gloire et l’oisiveté des garnisons. Grâce à l’incurie du souverain et des ministres courtisans, aux déplorables théories de l’opposition, redoutant de faire du pays une caserne — « (Prenez garde d’en faire un cimetière ! » avait prophétisé le maréchal Niel,) — la France, aux appels impétueux de Gambetta, ne trouvait pour la défendre que des milliers et des milliers d’hommes arrachés à la charrue, aux ateliers, aux salons. Mais le courage et la bonne volonté ne suffisent pas à improviser des armées. Les maîtres d’aujourd’hui, les contradicteurs de la veille s’en apercevaient. Il faut un esprit, une éducation spéciale ; l’un et l’autre manquaient. On avait beau mettre debout la nation, la foi sublime de 92 était éteinte, le pays était tiré à quatre partis, désagrégé par le goût et le besoin corrosifs de l’argent, l’abaissement du niveau moral. L’absence d’institutions militaires, la pénurie des chefs laissaient presque désarmées ces foules en armes, promptes au soupçon, à l’abattement, aux défaillances. Des généraux très jeunes ou très vieux, changés à tout instant, ne parvenaient pas à faire jaillir l’étincelle, les belles qualités dormantes. Trop souvent les officiers subalternes, sans prestige et sans autorité, ignoraient les premiers mots d’une science qui ne s’acquiert qu’à l’usage. Bien des dévouemens réels demeuraient stériles.

Et pourtant, se disait Eugène, fallait-il désespérer au lendemain de la victoire, lorsque ces jeunes troupes, où tous les coins du sol imprimaient leur marque, n’attendaient qu’un signal ? Rien que dans son régiment, la France du centre groupait la fine et forte santé des Tourangeaux, la vivacité plus âpre des Beaucerons, la douceur des Solognots fiévreux. Dans la brigade, la division, le corps d’armée, il y avait, sous les ordres de Chanzy, des hommes venus de la Charente, de la Mayenne, de la Nièvre, de la Sarthe, des Bouches-du-Rhône, de l’Isère, de la Haute-Loire, de la Dordogne, tous avec les traditions et l’orgueil de leur clocher, les loquaces et les silencieux, ceux de la plaine et de la montagne. À la forme de leur visage et de leurs corps, à leurs traits distinctifs, s’évoquaient le cours sinueux