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plaisir d’exercer la tyrannie en réserve chez tout homme avaient transformé Seurat.

Eugène s’enquit des malades. La variole sévissait. Pas étonnant, avec une vie pareille. Il allait d’une tente à l’autre, voyant se dessiner un sourire de sympathie chez les uns, l’indifférence ou l’hostilité chez d’autres, saisissant les nuances de cette âme complexe du soldat vis-à-vis du chef ; lui-même partageait ces sentimens. Ainsi il s’arrêta complaisamment devant Neuvy qui, graissant avec soin son fusil, lui adressa un bon regard ; loin de garder rancune à l’officier depuis la volte-face de Coulmiers, le gros moblot lui vouait un respect affectueux. Ami encore, ce petit homme noir comme une taupe, aux yeux doux, appelé Verdette, un apprenti cordonnier. En revanche Cassagne, le grêlé, à qui il avait fait une observation la veille, détourna la tête ; il brossait avec rage sa vareuse plaquée de boue, fronçant le sourcil, comme s’il rendait le lieutenant responsable de cette vase tenace qui rejaillissait partout, coulait dans les guêtres, poissait paille et couverture, bouchait le canon des fusils.

Traversant la ligne des faisceaux, Eugène s’approchait des feux ; les cuisiniers surveillaient leurs marmites noircies, posées sur deux grosses pierres ; une fumée acre, rabattue par le vent, sortait du bois mouillé.

— Ah ! mon lieutenant, dit un mobile de la section, qui planté devant le foyer regardait Michot, le cuisinier, éplucher un oignon, si c’est pas malheureux ! Jamais ça ne sera cuit ! Quand il y a tant de bois sec dans les fermes. Mais non, les paysans le gardent pour les Allemands !

Eugène, à la volubilité du moblot, au brillant de son regard, devina qu’il conservait de son ébriété de la veille. Pas un méchant garçon, au contraire, serviable et dégourdi, ce Pirou, un ouvrier charpentier que la ville avait contaminé, — trop de lundis arrosés d’alcool. En continuant sa tournée dans le camp, il songeait à l’étonnant mélange de sa section, image réduite de la compagnie ; il en était ainsi du bataillon au régiment, dans cette armée improvisée de la mobile, où toutes les professions, tous les caractères se fondaient dans un ensemble disparate, image de la société.

Au dessous, les paysans plus nombreux, puis les ouvriers des villes, les fils de commerçans, puis les privilégiés de la bourgeoisie et de la noblesse. Un monde sans cohésion, avec ses