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Eugène, couchant tout habillé, fut vite prêt. Il mit en ordre ses petites affaires, disposa sur sa cantine sa lampe à alcool, ses brosses, ce qu’il appelait faire son ménage. Combien de temps habiterait-il cette étroite maison, plantée d’hier en face du parc de Sainl-Péravi ? C’était depuis Coulmiers sa troisième installation.

Disparue, l’ivresse qui lui avait fait supporter la première nuit de triomphe sans sommeil, le piétinement sans fin, la halte transie aux distributions tardives. Et le feu qui ne prend pas, la lavasse du café, le biscuit dur ! Petits malheurs, à côté d’une grande joie : on apprenait la reprise d’Orléans, le recul des Allemands jusqu’à Étampes ; l’espérance de compléter la victoire par une vigoureuse offensive, une marche à travers les campagnes joyeuses au-devant des frères prisonniers de Paris, rendait moins lourd le sac, moins harassante l’étape. La neige entrait dans le cou, fondait le long du dos ; une glu fangeuse collait aux semelles, on soulevait à chaque pas un poids de plomb. Puis les heures, les jours coulèrent. On prenait vite conscience du manque de plan, d’idée dirigeante. Poursuite, pointe en avant ? Non, stationnemens sans but, remous de nappe qui, au lieu de se précipiter en torrent hors de la digue rompue, reflue, clapote, s’immobilise.

Ils avaient traversé des villages où les inscriptions allemandes, les carreaux cassés, les litières de paille souillée disaient la tristesse de l’invasion. Le sang de chevaux morts, tout raides, rougissait des flaques. Deux ou trois vieillards, quelques femmes regardaient d’un air hébété le défilé des colonnes… La secousse devant les premiers cadavres ennemis, trois fantassins à l’uniforme bleu, pieds nus ! Parbleu, il s’attendait bien à cette rencontre ; il ne l’avait pas prévue si saisissante. Ces corps à l’abandon ayant subi le vol sacrilège, ce qui restait d’expression à leurs visages crispés, l’idée que ces chairs blêmes avaient été des hommes, et qu’au fond d’une ville bavaroise des parens, une mère, une fiancée les suivaient encore de leurs vœux ardens, lui inspiraient une horreur profonde, ajoutaient à sa nausée.

Du bivouac de Villardu à celui de Clos-Aubry, toujours la pluie, la boue, — une semaine s’allongeait dans l’inaction et l’ennui. Décidément on ne bougeait pas ; Coulmiers resterait sans lendemain. Qu’attendait-on ? Que les troupes de Von der