Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
258
REVUE DES DEUX MONDES.

miers. Il revoyait Charmont, la trêve heureuse du jour des noces. Il pensait à Marie, à Eugène : quand serait-on de nouveau réunis dans la grande salle à manger ? Puis Strasbourg ; il croyait être encore tristement assis dans une pièce de la citadelle, suivant de la fenêtre aux carreaux brisés le spectacle du bombardement ; les remparts déserts, les pièces démontées ; plus loin l’esplanade jonchée de branchages ; et, par delà, des murs, des toits qui s’écroulaient dans la fumée et les flammes.

Du seuil, de nouveau penché, il inspectait la route, — les deux voitures et les chevaux de selle y étaient toujours, — contemplait à travers le vent, la pluie, la boue, une corvée de lignards pliant sous des sacs de pain, un trot d’estafettes, et, fuyant dans la direction de l’armée, suspendu à des arbres en guise de poteaux, le petit fil télégraphique si mince qui, tout à l’heure, allait peut-être porter, par tous les camps dispersés, l’ordre attendu, le mot bref qui ferait s’abattre les tentes, courir aux faisceaux, dans la joie du départ, au rythme des clairons. Le frêle lien le ramenait à Eugène. Divination fraternelle, prescience obscure ? Pas un instant il ne se l’imaginait mort ou blessé. Il se le représenta dans l’inaction du bivouac, dépaysé, isolé comme lui. Mais un mouvement se produisait devant la maison du commandant en chef. Louis vit sortir, monter en voiture un personnage robuste, enveloppé dans une pelisse de fourrures… — Gambetta ! souffla Guyonet accouru. Derrière le ministre, la silhouette nerveuse du délégué se hâtait… — Freycinet, dit Sangbœuf. Ils n’avaient d’yeux que pour ces deux hommes, en qui s’incarnait, au-dessus des généraux, la pensée directrice, l’âme de la guerre. Les voitures s’éloignaient. Un général, des officiers supérieurs, des aides de camp se mettaient en selle. Les trois télégraphistes virent se diriger vers eux un officier d’ordonnance. — Canonniers, à vos pièces ! dit Sangbœuf. — Je suis curieux de savoir quel plan il nous apporte ? grommela Guyonet, tout prêt à la critique.

Louis reconnut un camarade d’Eugène, fils d’un manufacturier de Tours. Tous deux s’écrièrent : — Ah ! par exemple ! Avide de savoir, Louis demandait presque aussitôt : — Eh bien, on marche ? L’officier qui avait remis les dépêches à Sangbœuf, haussa les épaules, et prenant Louis à part : — Vous êtes jeune, vous ! D’Aurelles, qui est vieux, préfère ne pas bouger. Il n’a pas confiance dans les troupes qui viennent de faire leurs preuves. Il