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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

près du mort : il avait l’air d’un enfant, couché sur le dos, ses jambes repliées, les bras en arrière comme dans une sieste. On remontait le versant, on stationnait dans une ferme.

Eugène, humilié, souffrait d’une façon atroce : il avait fui. Ses hommes, qu’il avait presque aussitôt tenté de ramener, avaient-ils été dupes ? Le capitaine s’y était-il mépris ? Est-ce que sa lividité ne l’avait pas trahi ? Non, il avait réussi à donner le change, sincère d’ailleurs à cette seconde où il avait colleté le gros Neuvy, qui en restait confus. On devait croire qu’il n’avait pas hésité, qu’il avait rempli son devoir… Allait-il se mentir à lui-même ?… Il avait fui ! Où étaient toutes ses belles résolutions de la nuit ? En un instant balayées. L’aube intérieure ? Rien qu’un souvenir, les ténèbres. Et Dieu sait s’il avait voulu, s’il voulait être brave ! La chance seule avait fait qu’on ne vît point sa défaillance ; sa honte s’en accrut, et aussi sa résolution de dominer ses nerfs à l’avenir, de mériter vraiment le crédit qu’on lui faisait.

On avait quitté depuis longtemps la ferme, on gravissait une petite côte. Dans l’éloignement, une masse sombre de cavalerie parut : Allemands ? Français ? De nouveau l’incertitude, la bonne volonté en suspens. Renseignemens pris, c’était la division Reyau, attendant des ordres au lieu d’agir. Le bataillon s’arrêta. Des heures d’immobilité. Assis sur la terre gelée, on écoutait le grondement. Eugène s’étonnait : c’était donc cela, une bataille ? Marcher, s’arrêter, attendre. À la longue, cette inertie devenait intolérable : ne pas bouger, ne rien savoir…

C’était pourtant l’heure où, venant renforcer les tirailleurs de la division Peytavin, encore tout échauffés de la prise de la Renardière, une colonne de la division Barry, composée du 38e de marche, du 7e bataillon de chasseurs et des mobiles de la Dordogne, s’ébranlait pour l’attaque de Coulmiers ; sous un feu meurtrier, elle prenait pied dans le parc, donnait l’assaut de maison en maison. À cette minute, le général Barry, voyant ses troupes fatiguées, mettait l’épée à la main, et criant : « En avant ! vive la France ! » enlevait d’un bond héroïque les mobiles de la Dordogne. Leur jeune enthousiasme refoulait les vieilles troupes bavaroises, emportait le village, poussant à la pointe des baïonnettes l’élan de la nation.

Un peu plus tard, venue d’où ? apportée comment ? l’insaisissable nouvelle de la victoire, courant d’un bout à l’autre de