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sifflemens particuliers, le vol strident de l’obus. La fusillade crépitait de plus en plus vive ; des fermes en avant sur la route brûlaient. Eugène contemplait avec un intérêt poignant le panorama, les lignes mouvantes dans le jour gris, les éclairs rouges des batteries, la terre vivante sous la fourmilière, et, à travers les pans de fumée, des taches claires de villages. Leurs noms, qu’il connaissait pour avoir traversé jadis le pays et que lui avait rappelés l’ordre de mouvement, se précisaient dans sa mémoire. Rozières, Coulmiers, Baccon, lequel serait taché ce soir du sang de la défaite ou de la victoire ? Lequel conserverait dans l’histoire la marque éblouissante ou sombre ?

Maintenant, descendant le versant, les bataillons s’engageaient dans la plaine. Eugène cessa de voir. Il n’y avait plus autour de lui qu’un paysage limité, des champs qu’une haie cachant l’horizon bordait, un bouquet d’arbres dont les dernières feuilles frissonnaient au bout des branchettes. De se retrouver avec ses hommes dans l’ignorance et l’attente, l’énervement le reprit. Ils ne voyaient rien ; étaient-ils invisibles ? Le tonnerre gronda plus fort ; on entendait distinctement cette fois la plainte déchirante et l’éclatement des obus. Soudain, à cent mètres sur la droite, un vol noir, une explosion de terre et de fumée. Ils étaient découverte. Une griffe convulsive saisit Eugène aux entrailles : la peur hideuse qui dissout la volonté, affole d’un vertige. Un second, un troisième obus éclatèrent, se rapprochant. Instinctivement les mobiles courbaient le dos, s’aplatissaient. Un quatrième s’abattit dans le tas ; des balles sifflèrent. Eugène perçut à côté de lui le bruit mat du plomb trouant un corps, son voisin tomba ; d’une voix étranglée, inconsciente, il commanda : Serrez les rangs ! On ne l’écoutait pas, un flottement d’abord, une panique brusque éparpillèrent sa section, la compagnie entière. Dans une bousculade, lui-même fut emporté, d’une volte-face irrésistible. Une lueur de conscience le traversa : il fuyait donc ? Non ! Il voulait arrêter ses hommes, c’était cela qu’il voulait ! Et pris d’une rage inexplicable, il empoigna le premier venu, le secoua. Il courait de l’un à l’autre, les adjurant de faire demi-tour, les encourageant. Près de lui, son capitaine, un colosse roux, bras étendus, parvenait à grouper quelques hommes ; il les appelait par leur nom, les raillait, les gourmandait, avec une grosse voix confiante. Presque aussi vite qu’ils s’étaient débandés, les mobiles se reformaient ; la compagnie redevint un organisme ; Eugène compta son peloton. Ils passaient