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ces braves gens de Brestois, Bretons et « Brezonnecs » se considèrent comme chez eux sur nos navires de guerre. Ils sont de la famille. A la lettre, d’ailleurs ; n’ont-ils pas toujours à bord un fils, un frère, un neveu et Dieu sait combien de cousins, puisque tout le monde cousine en Bretagne ? Et puis ils y sont tous passés, par la marine. Ils étaient sur le Fontenoy, il y a trente ans déjà. Seulement le Fontenoy d’alors était un vaisseau à deux ponts... « Un beau vaisseau, monsieur, et fin voilier ! » Ils étaient sur le Bouvet. Celui-là, par exemple, a beaucoup grossi. C’était, à l’époque, un joli aviso, une fine barque, qui se battit vaillamment à la Havane contre un Prussien, le Meteor.

« Il avait de fameux canons, capitaine, ce Prussien-là, mais il a été bien attrapé tout de même quand nous lui sommes arrivés dessus grand largue, et que nous l’avons abordé à la voile. Oui, c’était le bon temps. On manœuvrait !... N’empêche que le Bouvet d’aujourd’hui est un rude bateau. Et puis il a l’amiral à son bord !... »

Le bonhomme qui m’entreprend là est un vieux maître canonnier venu pour demander au second son fils, un torpilleur, qu’il voudrait emmener à terre tout de suite. Un peu plus loin, il y a un groupe plus timide qui ne demande rien. C’est la famille de Madec, le gabier : sa mère, une petite femme pâle, usée, tout en noir, sa sœur, une fillette qui va sur ses quinze ans et qui a déjà un beau fichu, une belle coiffe, un tablier de soie ; son frère, le mousse, — dix ou douze ans, — des yeux vifs, des mouvemens souples de jeune chat. Ils sont là, depuis longtemps. On s’est bien embrassé. On a échangé quelques paroles, et maintenant on se tient par la main, sans rien plus dire, avec des regards vagues, perdus...

Et je me souviens, en les voyant, de ce charmant passage de La Bruyère : « Être avec ceux qu’on aime, cela suffit. Leur parler, ne leur parler point... »

Madec, lui, n’est parti qu’avec les permissionnaires. Ah ! ces permissionnaires, quelles chaloupées dans toute l’escadre, et quelle fête, quelle joie ! Il fallait voir ça à terre, sur le coup de 5 heures, quand ils sont arrivés au grand pont de la Recouvrance. Toutes les bonnes femmes, toutes les belles filles de Brest étaient là, assises sur les marches, jasant ferme, mais sans cris, sans gestes, car cette race est patiente : elle sait attendre. Mais, au moment où les premiers canots ont tourné le coude de la Penfeld,