Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

la porte ouverte, rien, ni feu, ni chaise. Au bout d’une heure seulement on a daigné lui trouver une chambre à la préfecture.

Il consulta sa montre :

— Mais vous me faites bavarder ! J’ai du travail au petit séminaire. Adieu.

Il les quittait avec son sans-façon habituel. Charles Réal loua les qualités éminentes du Sorcier. Il rendait de précieux services à la commission d’armement. L’intransigeance de ses opinions n’excluait pas la pitié la plus généreuse pour tous les déshérités. Cet inventeur d’explosifs terribles, ce chimiste jouant avec les secrets de la vie et de la mort était un vrai philanthrope. Ses revenus et ceux de sa femme passaient à des charités. Pour seul luxe, quelques fleurs dans son jardinet de Montmartre. S’il parlait ainsi de la République des pauvres, c’est qu’il les connaissait bien, pour avoir soulagé leurs misères.

Ils étaient devant le café où Charles Réal avait rendez-vous. Par miracle, une table se vidait à la terrasse. Ils la prirent d’assaut. Tandis que son frère traitait son affaire, Gustave contempla le défilé de la rue. Le nombre et la diversité des francs-tireurs l’amusa. Un homme verdâtre, dont l’enthousiasme se mesurait à la pile de bocks, énuméra :

— Ah ! un zouave pontifical ! Un volontaire de Nice : gris de fer et chapeau tyrolien… Celui-là, avec son gilet brodé, doit être un engagé de Cathelineau. Hip ! Hip ! Hurrah ! pour les volontaires américains !

L’attention se concentra sur deux partisans vêtus de noir qui marchaient d’un pas funèbre. C’étaient des francs-tireurs du Gers. Ils avaient étonné Tours avec leur étendard noir orné d’une tête de mort et d’ossemens croisés. Un serment terrible les liait. On parlait aussi des Ours de Nantes, des Panthères d’Oran. Les tirailleurs espagnols étaient annoncés. En général, on n’augurait pas trop de ces contingens bizarres, ils flattaient néanmoins le chauvinisme futile. Soudain, sur le trottoir en face, on s’attroupa. Un vieux monsieur, d’un ton majestueux et familier, questionnait un franc-tireur girondin. Son nom se répandit : Glais-Bizoin ! Il protégeait particulièrement ces corps libres, dans son idée, belle en principe, que chacun combattît, fût-il armé d’une faux, d’une fourche. Ces défenseurs de tout acabit lui donnaient du fil à retordre. Il avait dû apaiser une sédition des volontaires Aronsohn, passés maintenant sous les ordres du Polonais Lipowski.