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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

— Je repartirai après la noce, dit le docteur.

Les deux frères sourirent à ce mot qui en d’autres temps n’eût évoqué que joies. Eugène Réal, le fils aîné de Charles, épousait dans quelques jours sa cousine Marie Poncet, nièce du chimiste et de Mme  Réal. C’était une orpheline, recueillie après la mort de son père, explorateur connu, tombé dans un lointain pays d’Afrique ; les Réal, encore sans fille alors, avaient voué une affection profonde à cette enfant d’une sensibilité délicate. Elle avait grandi au milieu des autres, Eugène, Louis, Henri, Marcelle, Rose ; elle était une petite sœur de plus, traitée sans différence. Eugène l’aimait du premier jour, quand, garçonnet de neuf ans, il l’avait vue apporter endormie de fatigue, frimousse pâle et cheveux blonds. Tendresse protectrice et jalouse, devenue peu à peu, à travers les jeux, l’étude, un amour partagé, quoique ignoré d’eux-mêmes, et qui, sitôt révélé, les emplit d’une pensée absorbante, unique : s’appartenir l’un à l’autre pour la vie.

Marie, Mme  Réal et ses autres enfans étaient en ce moment à Charmont, près d’Amboise, au château des grands-parens Réal, qui habitaient là toute l’année. Eugène, resté à Tours, où, depuis la formation des mobiles d’Indre-et-Loire, il avait changé sa toge de jeune avocat contre une vareuse aux galons neufs de sous-lieutenant, était sur le point, avec son père et ses oncles, d’aller rejoindre sa fiancée.

— Ah ! ces amoureux, bougonna Poncet, ils sont fous ! A-t-on idée de se marier à la veille d’aller se battre ?

Et, prenant Charles à partie :

— Ma sœur est aussi déraisonnable que toi.

Le mariage était, depuis le commencement de l’année, fixé au mois d’octobre. Et, lorsque, en présence des événemens, on avait parlé de le remettre, le désespoir des jeunes gens avait été tel qu’on s’était résigné à ne rien changer.

— N’accuse pas Gabrielle, dit Charles. Tu sais bien que, s’il n’avait dépendu que de nous, la fête eût été retardée. Grand’père est le seul coupable.

Tous appelaient ainsi le vieux Jean Réal, chef incontesté de la famille, qui vénérait son intelligence, sa bonté, ses soixante-dix-huit ans alertes. Une vie forte et simple, comme cette terre de Touraine qu’il aimait, qu’il cultivait en fils pieux et avisé, et dont il portait le ciel léger dans ses yeux clairs. Soldat de Leipzig à l’âge où l’on sort de l’école, sous-lieutenant de la campagne