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pratique, et on croit être moderne ou progressif quand on n’est à vrai dire que barbare. Et aussi bien, comment ne le serait-on pas, si, dans une question qui n’a jamais sans doute relevé que du petit nombre, c’est la foule qu’on fait intervenir, et les exigences de l’école primaire dont on ose faire la loi des Leconte de Lisle et des Flaubert ? On simplifiera la syntaxe de l’auteur de Salammbô dans l’intérêt des employés de l’octroi, et on modifiera l’orthographe du Cœur d’Hialmar ou de l’Épée d’Angantyr, pour la plus grande satisfaction des bons petits enfans qui préparent l’examen du brevet supérieur ! Mais, quand on considère une langue comme « une œuvre d’art, » on n’en est pas pour cela moins progressif ni moins moderne ; on n’en est pas même plus aristocrate ; mais on essaie seulement de ne pas embrouiller les questions. On ne met pas l’orthographe sous la juridiction du maître d’école ; on ne demande point à Martine ou à Chrysale ce qu’ils pensent de Vaugelas ; on ne touche point à la syntaxe d’une langue pour faire croire à ceux qui la parleront toujours assez mal qu’ils la parlent aussi bien que s’ils la parlaient mieux ! Et, s’il est d’ailleurs assurément fâcheux que l’intervalle entre la langue populaire et la langue littéraire soit plus grand chez nous qu’il ne conviendrait, on se défend, comme d’un crime ou d’un sacrilège, de le vouloir combler en abaissant la langue littéraire au niveau de la langue populaire !

Réussira-t-on à concilier ces deux points de vue : celui d’où l’on considère la langue comme une « œuvre d’art », et celui qui consiste à ne voir en elle qu’un instrument d’échange ou de communication des idées ? Je ne le crois pas ; et, quelque préférence que nous ayons pour le premier, si nous reconnaissons que le second peut se défendre par des considérations de l’ordre économique ou même électoral, c’est pour cela qu’on eût été sage de ne pas émouvoir la question. Personne en France n’y songeait, il y a seulement vingt-cinq ou trente ans, et personne, si ce n’est quelques pédagogues en mal de notoriété, n’y songe encore aujourd’hui sérieusement. Le vaudeville ou l’opérette s’amusaient des bizarreries de la langue, et, dans les cercles d’étudians ou quelquefois dans les familles, on s’égayait des « complications » et des « subtilités » de la grammaire. Mais il n’en était que cela ! Les difficultés, s’il en surgissait, se tranchaient ou se résolvaient par l’usage, et, quand par hasard un poète ou un orateur osait quelque innovation, elle réussissait ou elle ne réussissait pas, et