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d’elle. Si l’on essaie d’en faciliter alors quelque chose aux étrangers, c’est la lecture de ses grands écrivains ; c’est la connaissance de ses principaux monumens. On ne veut point que Corneille et Racine, que Pascal et Bossuet, que Molière et La Fontaine, que Voltaire et Montesquieu, que Rousseau et Chateaubriand, qu’Hugo et Lamartine, que Taine et Renan deviennent pour les étrangers, et même pour les nationaux, des « auteurs difficiles. » qui les rebutent, et auxquels ils préfèrent la lecture du Journal officiel ou du Charivari. On répugne invinciblement à l’idée de remplir les grands classiques de solécismes rétrospectifs, ou de leur imposer une orthographe qu’ils n’ont pas connue, et telle même que, s’ils l’avaient connue, ni leur prose, ni leurs vers ne seraient peut-être ce qu’ils sont.

Car, — quand on ne voit dans une langue donnée qu’un moyen de communication ou d’échange des idées, — on est aisément insensible, ou l’on devient vite indifférent à la « figure » et à la « sonorité « des mots ; à l’ « harmonie » de la phrase ; et généralement à tout ce qui fait que, de deux manières de dire à peu près la même chose, l’une est d’un écrivain, et l’autre d’un barbouilleur de papier. Les mots ne valent alors qu’en raison de ce qu’ils signifient, ou comme on dit, de ce qu’ils « connotent, » à la manière des signes algébriques ; et la beauté du discours se ramène à celle d’une équation bien posée. Mais, quand on considère une langue comme « une œuvre d’art, » le point de vue change. On sait, ou on croit savoir, et, en tout cas, on estime qu’indépendamment de l’idée qu’ils traduisent, les mots ont une valeur intrinsèque, un pouvoir, une vertu propre, que l’on peut comparer à celle de la ligne ou de la couleur, comme telles, dans les arts plastiques. On estime qu’il y a des sonorités « canaille, » si je l’ose ainsi dire, et qu’il y en a de musicales, de poétiques. N’est-il pas évident que ces deux vers de Racine :

Ariane, ma sœur, de quel amour blessée.
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée,

ne seraient pas ce qu’ils sont, si le poète avait écrit :

Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous êtes morte aux bords où l’on vous a laissée ?

Il ne l’est pas moins qu’au lieu de dire : « Celui qui règne dans les deux et de qui relèvent tous les empires, » Bossuet n’au-