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LA RÉFORME DE LA SYNTAXE.

moyen d’une métaphore. En ce temps-là, les langues étaient des organismes, et, de même que les espèces dans la nature, on estimait qu’elles variaient, en dépit de l’homme, nécessairement et mystérieusement, sous l’influence de la concurrence vitale et de la sélection naturelle. On a reconnu, depuis lors, que la comparaison n’expliquait rien du tout, si même elle n’embrouillait plutôt quelques notions très simples ; et on est d’accord aujourd’hui pour admettre qu’en matière d’orthographe, de syntaxe, et même de style, ces grands mots de concurrence vitale, ou de sélection naturelle n’ont jamais rien enveloppé que d’imaginaire ou d’hypothétique. Il se peut que des lois naturelles, — des lois physiques et physiologiques, résultant de la conformation de nos organes ou de la qualité des airs, des eaux, et des lieux, — régissent les déformations de la phonétique ; mais ce sont des besoins humains qui font varier le vocabulaire ou l’arrangement des mots d’une langue. C’est sur la nature de ces besoins que les opinions se divisent ; et les « simplificateurs de la syntaxe, » ce sont présentement tous ceux qui, dans une langue donnée, la française ou l’anglaise, ne voient qu’un instrument de communication entre les hommes, une algèbre conventionnelle, un « chiffre » national ; et leurs adversaires, ou pour mieux dire, ceux qui leur résistent, ce sont tous ceux qui, dans une langue illustrée par une longue littérature, voient avant tout une œuvre d’art.

En effet, — quand on ne voit dans une langue donnée qu’un moyen de communication ou d’échange des idées, — on ne se soucie point de l’histoire de cette langue ; on la prend telle qu’elle est à un moment quelconque de son évolution ; et on ne s’inquiète que d’en faciliter la connaissance pratique à tous ceux qui la parlent. On opère donc, on collabore avec la nature, dans le sens de « la loi du moindre effort ; » on simplifie le chiffre national ; et, orthographe ou syntaxe, c’est alors qu’on en met, si je puis ainsi dire, l’acquisition au rabais. Dans le minimum de temps possible, et avec le moins de peine, tout le problème est de faciliter à un Chinois ou à un Esquimau le moyen de se commander un smoking ou de se faire faire un shampooing, puisqu’enfin c’est ce qui s’appelle répandre à l’étranger la connaissance du français. Mais, quand on considère une langue comme une « œuvre d’art », le point de vue change, et ce qu’on aime d’elle et en elle, ce que l’on n’en voudrait point perdre, mais conserver pieusement, c’est avant tout et par-dessus tout ce que son long et glorieux passé a fait