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de Brest. De là à Saint-Domingue, nous avons eu le plus beau temps et la plus agréable navigation du monde[1].

Je n’ai pas eu le mal de mer, mais j’ai souffert de ma blessure, qui voulait se rouvrir. Un coup de bistouri a fait sortir deux esquilles. Six jours après, je me portais aussi bien qu’à mon départ de Paris.

Nous sommes arrivés devant le Cap le 15 pluviôse[2]. Je me suis approché des forts qui défendent l’entrée du port. Je croyais qu’on allait me faire le signal d’entrer et que l’armée me suivrait ; mais il en a été tout autrement.

  1. La flotte de Brest avait appareillé le 14 décembre. Elle devait rallier sous Belle-Isle l’escadre de Rochefort et la division de Lorient. Après les avoir attendues quatre jours, elle avait été assaillie par des vents contraires et n’avait doublé le cap Finistère que deux semaines après son départ. Ce retard de Villaret-Joyeuse eut pour l’expédition de Saint-Domingue des résultats aussi fâcheux que celui de Bompard pendant l’expédition d’Irlande. Latouche-Tréville, en ne rencontrant pas la flotte de Brest, avait fait route vers le cap Samana, point de rendez-vous désigné sur la côte d’Haïti. Il y arriva dix jours avant son chef et croisa, sans débarquer ses troupes, à la vue des nègres qui prévinrent Toussaint.
    Déjà les Anglais lui avaient annoncé que de grands armemens se faisaient en France pour combattre sa dictature et réintroduire l’esclavage dans la colonie. Il n’y avait pas cru : « Nous voulons rester libres et Français ; pourquoi nous ferait-on la guerre ? »
    Cependant il s’installa, avec les 1 800 soldats d’élite de sa garde, au cap Sumana et il attendit. Le 1er février, il vit arriver la flotte de Brest, que la division de Lorient avait (ralliée. Cinquante navires de guerre, dont dix-sept sous pavillon espagnol, évoluaient sur trois lignes et se dirigeaient vers l’Ouest le 3 février. C’était la route du Cap-Français, capitale de l’Ile. Toussaint ne pouvait plus se méprendre sur les intentions du Premier Consul. « Il faut périr, dit-il à ses officiers, en leur montrant ce grand déploiement de forces navales. La France entière vient se jeter sur Saint-Domingue. On l’a trompée ; elle veut se venger et faire de nous des esclaves ; aux armes ! »
    Il manda à ses généraux, Christophe, au Cap ; Morpas, à Port-de-Paix ; Dessalines, à Fort-Dauphin ; Laplume, à Port-au-Prince ; Paul Louverture (son frère), à Santo-Domingo, de réunir leurs bataillons, de brûler les villes et les habitations qu’ils ne pourraient défendre, et de le rejoindre dans les Mornes, qui formaient une citadelle naturelle au centre de la partie nord d’Haïti, entre Plaisance, Dondon et Ennery. Pour suivre les opérations à Saint-Domingue, consulter la carte de Thiers.
  2. Leclerc avait perdu devant Samana trois jours à organiser définitivement le commandement et à donner ses ordres pour les opérations. Sur ses six généraux de division, Dugua était chef d’état-major, Debelle dirigeait l’artillerie et le génie ; Hardy, Desfourneaux, Boudet, Rochambeau commandaient les divisions actives. Les ports principaux devaient être attaqués en même temps : le Cap, par Hardy et Desfourneaux ; Fort-Dauphin, par Rochambeau ; Port-au-Prince, par Boudet, dont la division serait transportée par l’escadre de Latouche-Tréville ; Santo-Domingo, par le général de brigade Kerverseau, et les troupes de Lorient. Le débarquement eut lieu le 5 février, à l’ouest du Cap, pour les divisions Hardy et Desfourneaux, après que Christophe eut refusé l’entrée ile la baie du Cap à l’amiral et qu’il eut déclaré au parlementaire qu’il ne connaissait d’autre chef que Toussaint-Louverture et que c’était à lui qu’il fallait s’adresser.