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Ce romancier scientifique a consacré la plupart de ses ouvrages à railler le « progrès, » à prouver les dangers d’une civilisation fondée sur la science. Il a essayé, en quelque sorte, de déduire de notre situation morale présente ce que sera la situation morale de nos descendans, si l’humanité s’obstine dans la funeste voie où elle s’est engagée. Et tantôt, comme dans la Machine à explorer le temps, il nous a fait voir des hommes amollis par le bien-être matériel, atrophiés par le développement anormal de l’intelligence, tantôt, comme dans les Contes du Temps et de l’Espace, il nous en a fait voir d’autres, abrutis par l’égoïsme, par l’oubli du rêve et la perte de la foi ; ou bien encore, dans l’Île du docteur Moreau, il nous a offert un saisissant exemple de l’impuissance de l’homme contre la nature. Sous l’appareil scientifique, dans tous ces romans, apparaît une incessante satire de la science. Et la satire se retrouve dans la Guerre des Mondes, où l’auteur n’invente une invasion de la terre par les habitans de la planète Mars que pour avoir une nouvelle occasion d’étaler, à nos yeux, le spectacle de notre faiblesse et de notre ignorance.

Ainsi l’œuvre de M. Wells n’a jamais eu rien de commun avec celle de M. Jules Verne. Bien plutôt qu’aux Voyages extraordinaires, ses fantaisies pourraient faire songer aux Voyages de Gulliver, dont je crois d’ailleurs, que quelques-unes d’entre elles sont directement inspirées. Mais, tandis que l’ironie de Swift s’en prend à l’essence même de la nature humaine, l’ironie de M. Wells a peut-être, à la fois, moins d’étendue et plus de portée. Elle s’en prend surtout à notre conception présente de la vie, qui, en nous lançant à la poursuite d’un idéal de bonheur irréalisable, nous détourne sans cesse davantage des sources naturelles de notre bonheur. M. Wells est avant tout un moraliste. De même que la fantaisie scientifique, l’ironie n’est, chez lui, qu’à la surface. Et, s’il raille avec tant de zèle notre science et notre progrès, c’est que, par instinct comme par réflexion, il place au-dessus de ces dangereuses chimères la simplicité de cœur, la bonté et l’amour.

Peut-être, comme son M. Lewisham, a-t-il eu à vingt ans le culte de Carlyle. Sa morale, en tout cas, ressemble fort à celle de ce grand poète, et il n’y a pas jusqu’à sa fantaisie qui, parfois, n’évoque le souvenir de Sartor Resartus. Mais, qu’il ait eu pour maître Carlyle ou Dickens, ses romans scientifiques étaient animés, déjà, du même esprit qui vient de s’exprimer, avec une force toute particulière, dans son récit des aventures d’amour de M. Lewisham. Tout en nous divertissant par la description d’appareils bizarres ou d’expériences invraisemblables, ils nous enseignaient que la science la plus savante ne sait