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irrésistibles. Mais l’impulsion irrésistible n’est pas un fait constaté : c’est une hypothèse que ceux-là surtout qui en bénéficient ont intérêt à mettre en circulation. Dans la plupart des cas, le crime passionnel a exigé un temps de préparation, des combinaisons qui nécessitent le concours de la volonté. D’ailleurs, la théorie de l’irresponsabilité ne se limite pas au crime par amour, et il y a toute une école qui prétend ne voir dans les assassins que des malades, dignes d’être soignés plutôt que d’être punis. C’est la question même du droit de punir qui se trouve ainsi mise en jeu : elle est trop grave pour que nous songions ici à l’aborder. Au surplus, pour atténuer la responsabilité du criminel d’amour, tout ce qu’on trouve de mieux, c’est donc de l’assimiler à l’ivrogne ou au fou furieux. Cela nous suffit, notre dessein n’étant que de ruiner le préjugé qui fait du crime passionnel un « beau crime. »

Ce préjugé n’est pas à la veille de disparaître : il est trop enraciné dans les esprits ; trop de causes, et de trop puissantes, concourent à l’entretenir, puisqu’il trouve une complicité dans les plus mauvais de nos penchans. C’est une raison de plus pour le dénoncer, et c’est bien pourquoi nous avons tenu à signaler le livre de M. Proal. Les mots eux-mêmes contribuent ici à accréditer l’erreur, et le langage sert à la répandre. En parlant de crime d’amour, on fait bénéficier le crime de tout ce que le nom seul de l’amour éveille en nous de souvenirs tendres et d’émotions poétiques. Mais dire qu’on tue par amour, c’est abuser des mots, et l’amour n’est ici que le prétexte ou le prête-nom : le fait est qu’on tue par férocité, on tue par vanité, on tue par suggestion maladive, on tue par cabotinage, on ne tue pas par amour. Le crime passionnel est pareil aux autres : il est preuve, non de sensibilité ou d’énergie, mais de bestialité : il n’est que l’explosion des pires instincts, que tout le travail des siècles n’a pu supprimer : il est le réveil effroyable de la brute qui sommeille au fond de nous. Et la curiosité qu’il excite, le frémissement de sympathie par lequel on l’accueille, l’indulgence dont on le fait profiter, ce sont autant de signes que, sous le vernis de notre civilisation, sous la parure de nos élégances, et chez ceux ou celles qui se croient le plus à l’abri des faiblesses et des souillures, subsiste quand même la tare originelle de notre nature.


René Doumic.