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temps la littérature les a représentés ; mais elle ne les glorifiait pas. Ici même il est nécessaire de marquer une différence et de mettre notre littérature classique hors de cause. Les personnages que l’amour rend criminels, notre tragédie les présente comme les victimes d’une sombre folie : elle en fait des monstres, non pas des héros. Elle considère que la passion est un fléau, attendu qu’elle nous enlève la maîtrise de nous-mêmes et qu’elle nous fait, jusque dans nos actes, subir « passivement » une impulsion étrangère à notre raison et à notre volonté, c’est-à-dire à nous. La passion est une cause de diminution de l’être : bien loin qu’elle l’élève au-dessus de lui, elle le fait déchoir et elle rabaisse. Telle est la vérité, celle que proclame le bon sens, celle dont on a commencé à s’écarter depuis que Jean-Jacques Rousseau nous a proposé de voir dans la passion une vertu. De ce renversement des notions tout le reste a procédé, et de ce sophisme initial toute une série de conséquences a découlé logiquement. Pour l’école romantique, l’amour ne mérite son nom que s’il est un amour passionné ; nous sommes loin du temps où Pascal affirmait que l’amour et la raison, ce n’est qu’une même chose : au contraire, la folie devient une condition essentielle de l’amour et elle fait partie de sa définition. Démesuré, violent, absorbant tout l’être, brisant tous les obstacles, renversant toutes les lois, cet amour frénétique ressemble à une attaque ; c’est un « cas » proposé aux études de la science aliéniste. D’autre part, les romantiques se font un jeu d’embellir et de poétiser le crime : meurtre et suicide leur semblent infiniment louables ; ils se plaisent à mettre en scène les types nouveaux et extravagans de l’assassin vertueux et du bandit héroïque. Par un enchaînement naturel, ils en viennent à conclure que l’amour trouve dans le meurtre sa suprême expression. Il faut un crime à une grande passion. Celui dont l’amour recule devant le meurtre, celui-là ne sait pas aimer. L’amour se prouve par sa criminalité. C’était l’avis de Stendhal, un des esprits les plus faux qui se soient rencontrés parmi nous, et dont l’influence pèse encore si lourdement sur notre littérature. Il ne se lasse pas d’enregistrer les plus vulgaires faits divers et de les exalter pour la beauté qu’il y trouve et pour l’énergie qu’ils révèlent. « Cette nuit, il y a eu deux assassinats. Un boucher presque enfant a poignardé son rival. L’autre assassinat a eu lieu près de Saint-Pierre, parmi les Transtévérins ; c’est aussi un mauvais quartier, dit-on, superbe à mes yeux ; il y a de l’énergie, c’est-à-dire la qualité qui manque le plus au XIXe siècle. » Nulle part autant qu’en Italie il ne constate de facilité et de promptitude à tirer le poignard, et c’est