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cette lente décrépitude, ces bras qui avaient peine à tenir la faucille, et ces visages chétifs et mesquins, où la souffrance et l’anémie avaient comme effacé les traits d’une race vieille et pure.

Depuis lors, en parcourant les régions qui s’étendent au sud de Rome, j’ai revu bien souvent de pareils misérables. J’ai connu les cioçiari qui campent aux portes de Terracine, dans des huttes de sauvages, et qui, avec femmes et enfans, descendent du pays des Volsques, dans les mois où l’air de la plaine pontine est fatal. Une chose m’a frappé plus que l’atroce destinée de ces êtres qui viennent risquer leur vie pour un peu d’une nourriture qui n’est pas même du pain, c’est leur farouche résignation. Ils courent stoïquement les chances d’une bataille avec une Force qu’ils ne peuvent conjurer. Le paysan de tel village des montagnes latines va chaque année à la malaria, sans plus de souci du danger certain que n’en a le Calabrais sous la perpétuelle menace du tremblement de terre. Et ce n’est pas seulement l’homme courbé sur la houe qui s’abandonne ainsi à la nature ennemie. Ceux-là mêmes qui, mieux armés pour la lutte, se trouvent envoyés dans les régions malsaines et sont touchés par le fléau, sont vite domptés et incapables de résistance. Je me souviens d’un chef de gare toscan, exilé avec les siens dans une petite station de la vallée de l’Ofanto. La Compagnie, malgré les réclamations, avait négligé de relever la sentinelle perdue. L’homme avait vu mourir son enfant ; sa femme était mourante ; lui-même se sentait condamné. Il vaquait à sa besogne, avec des gestes de somnambule, sans une plainte. Comme les paysans assoupis dans les croyances primitives, on eût dit qu’il se savait livré à une puissance inévitable, et ses yeux agrandis et cernés par la fièvre semblaient fascinés par la déesse meurtrière à qui les magistrats de Rome ont jadis élevé des autels.

Pour les étrangers qui ont passé ou qui ont vécu en Italie, la malaria enferme de même, en trois syllabes harmonieuses, un mystère qui n’est pas sans beauté. Les voyageurs en manifestent une crainte superstitieuse, et croient accomplir un rite périlleux lorsque, tout chargés de manteaux et de plaids, ils vont voir le Colisée baigné dans le clair de lune. Les romanciers et les peintres empruntent volontiers un dénouement ou un sujet au fléau dont ils ne savent rien et dont ils concourent à entretenir la légende. Le mal qui, après une longue suite d’accès, conduit ses plus jeunes victimes à un marasme sénile, et qui parfois prend, vers