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d’une longue blouse, commence, depuis qu’il est plus fortuné, à porter des caleçons. Le nègre du Brésil, occupé sous un soleil torride à la récolte du caoutchouc, sitôt qu’il a réalisé quelque économie, s’achète un chapeau haute forme, une redingote noire et un gilet blanc, puis se rend à la ville voisine, s’y grise jusqu’à rouler par terre, gâte ses habits, et retourne les poches vides à sa plantation. Il n’est pas jusqu’à ceux qui semblent le plus réfractaires à nos inventions occidentales, comme les Célestes, que l’on ne voyait, — avant la crise actuelle, — se précipiter à l’envi dans les wagons des chemins de fer récemment mis en service.

J’ai constaté les mêmes phénomènes dans le temps passé : les classes ouvrières, aux XIVe et XVe siècles, lorsque le bétail était à vil prix par rapport à la paie du manœuvre et que la valeur d’un mouton équivalait à trois ou quatre journées de moissonneur, la classe ouvrière mangeait de la viande et mettait des gants. Les gants de maçon, de laboureur, de servante, sont un article fréquent dans les comptes jusqu’à Louis XII et qui disparut ensuite, sans doute parce qu’il était devenu trop cher.

Si personne ne marche aujourd’hui pieds nus, le terme injurieux de « va-nu-pieds » n’étant plus guère qu’une figure ; si même, dans notre république, ceux qui vont chercher fortune hors de leur village ne le quittent plus « en sabots, » — suivant une expression devenue, elle aussi, allégorique, — mais bien dans la troisième classe d’un train omnibus, le prolétaire actuel demeure les mains nues, du moins pour le sexe fort. Sur 100 paires de gants sortant des fabriques, les deux tiers sont à usage de femme. Mais rien n’empêche d’augurer que l’artisan se gantera, même pour effectuer son labeur. Il se fait déjà en Amérique des steel protected gloves à 2 fr. 50 la paire ; ce sont des gants très forts, mais doux et souples, recouverts à l’intérieur de petites lamelles de métal pour éviter l’usure, employés par les ouvriers de la pierre, du fer, de la brique et autres métiers de fatigue. La « main calleuse du travailleur » est-elle donc un cliché menacé de disparaître de la vie réelle, pour se confiner dans la rhétorique électorale ? Sans être aussi proches qu’aux États-Unis de l’heure où tout ouvrier sera, par sa mise, un gentleman, les gants, dont la fabrication occupe 150 000 personnes, deviennent de plus en plus chez nous un objet de nécessité. La France en exporte, il est vrai, bon nombre à l’étranger et nos industriels déploient, dans la recherche des débouchés, une ingéniosité