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« Malgré tout, ajoute mon interlocuteur, il ne faudrait pas exercer trop longtemps notre profession. Nous sommes, comme les romanciers et les auteurs dramatiques, épuisés au bout d’une vingtaine d’années. Nous n’avons plus d’idées. Pour moi, j’ai lancé nombre de formes et essayé quantités de systèmes ; j’ai su tirer du velours, par la coupe, le maximum de son éclat, en faisant tomber sur lui la lumière dans le meilleur sens ; je suis parvenu, par la multiplication des coutures du corsage et par l’emploi de pièces symétriquement tissées, droite et gauche, à faire profiter la taille de la femme des fleurs et des dessins du damas ; j’ai employé tous les tissus imaginables, avec ardeur, avec foi. Maintenant, concluait-il, non sans quelque mélancolie, je n’ai plus la foi. »


III

L’on combinait naguère une robe pour chaque cliente ; maintenant les modèles sont confectionnés d’avance pour la saison et montrés sur de belles filles, — les « mannequins, » — qui les font valoir. Ce petit truc est utile à la vente ; en voyant un costume sur le dos de ces « mannequins » à tournure élégante, à taille de guêpe, la personne qui possède une taille d’éléphant est portée à croire que l’effet, sur elle-même, sera identique. Et l’idole jolie, tout au long du jour parée, passe sur sa robe de soie mince les riches toilettes, l’une après l’autre, suivant que ces dames les souhaitent voir. Puis, le soir venu, elle rentre, si elle est vertueuse, dans sa condition d’employée à 150 francs, comme la reine de théâtre dépose sa couronne ou le garçon de recettes la sacoche aux millions.

Celles-là ne sont en effet que des figurantes. Dans ces salons d’essayage où gisent les costumes en formation, où chaque visiteuse laisse son parfum intime ; derrière ces portes d’où partent, impatiens, des appels de voix flûtées : — On demande le corsage de Mme X... La sortie de bal de Mme Z... est-elle prête ? — le long des corridors où frou-froutent les jupes soyeuses, triomphalement portées à bout de bras ; dans ces temples de la coquetterie internationale, — car beaucoup d’étrangères ne viennent à Paris que pour s’habiller, — les grands rôles sont tenus par les « premières vendeuses » « Mademoiselle Henriette » ou « Madame Louise » sont là des personnages, largement appointés par le patron et