Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/832

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point à amener ce résultat sans quelque besogne d’esprit, sans le don inné pour le métier d’habilleur. C’est ce don qui a permis à telle patronne âgée de dix-neuf ans, récemment mariée à un jeune employé de banque, de faire en peu de mois ronfler la réputation, de se créer un nom, une marque. Le « novateur dans l’art du vêtement de la femme, » suivant la qualité pompeuse que prend certain couturier, sur ses cartes de visite, est effectivement un homme notable et de prix, plus près que l’on ne pense du statuaire : « Pour un tailleur qui sent, interprète et rectifie la nature, disait bravement Michelet, je donnerais trois sculpteurs classiques. »

A qui veut attirer l’attention d’une clientèle blasée, il ne suffit pas d’apporter du neuf et de l’extraordinaire, d’avoir de l’inouï plein ses poches ; il faut découvrir au moment psychologique le modèle dont les lignes originales se substituent à la silhouette dont l’œil était las. Le croquis d’un pas dansé aux Folies-Bergère est apporté à tel grand faiseur, qui y puise son succès de l’hiver. Le crayon pourtant est source de déceptions fréquentes ; on se passionne pour une image que l’étoffe reproduit mal, que l’on ne parvient pas à « transcrire » dans la réalité. Un dessinateur renommé de nos principaux théâtres, établi couturier à son compte, mangea 600 000 francs en un an. On doit, pour bien atteindre le but, travailler le plus près possible de la nature, sur le corps féminin, à la fois élastique et rigide, vibrant tour à tour ou langoureux, pâte unique d’une plasticité mouvante.

A ceux qu’anime cette préoccupation constante, un détail, inaperçu pour d’autres, donne des idées de toilettes nouvelles. La robe à tunique, qui fit fureur sous Napoléon III, fut suggérée à Worth par la vue d’une blanchisseuse de village, accroupie au bord de la rivière. Pour ne pas mouiller sa jupe, elle avait pris soin de la relever sur son jupon. Ainsi troussée, la paysanne n’était guère séduisante ; mais la draperie de ces cotillons repliés fit imaginer une superposition gracieuse de deux tissus dont la contexture, les dessins, les coloris et les garnitures pouvaient être variés à l’infini. Un autre couturier réussit plus tard, en s’inspirant uniquement du XVIIIe siècle et des coupes Louis XV, qu’il remit en honneur. Un autre, plus près de nous encore, remonta jusqu’à l’antiquité, rêvant pour type de prédilection la statue de la victoire de Samothrace, poitrine bombée, ventre absent, enveloppée simplement plutôt que vêtue. Il reproduisit si bien ce