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de soieries de la rue du Sentier convainquit son patron qu’il aurait avantage à créer de son côté un atelier de couture.

C’était un Anglais, nommé Worth, qui avait débuté à Londres, dès l’âge de treize ans, dans le commerce des châles, avant de venir chercher fortune à Paris. Rebuté d’abord par ses chefs, dont la vanité regardait ce métier d’« artisan « comme une déchéance, il obtint, à force d’insistance, l’autorisation de préparer quelques modèles, à chacun desquels il donnait une forme spéciale, les variant sans cesse dans le goût de l’étoffe, les appropriant aux diverses circonstances de la vie journalière. La taille féminine, dégagée, par l’adjonction des manches, du cachemire et du mantelet qui la cachaient depuis longtemps, se fit voir au long des rues, d’abord indiquée, dessinée plus nettement ensuite, au grand scandale des personnes timides. L’instigateur de cette réforme, établi pour son propre compte (1858), passait peu à peu autocrate du goût, oracle et directeur de conscience sur les matières d’ajustement, aussi bien pour l’aristocratie du vieux continent que pour la ploutocratie du nouveau monde. Son nom britannique, naturalisé par la prononciation, devint celui d’une personnalité « éminemment parisienne, » et du reste son initiative avait été heureuse pour notre industrie.

Beaucoup d’autres ont suivi ses traces ; plusieurs l’ont égalé, sinon surpassé. De ces renommées, quelques-unes furent éphémères : la grande couture a ses favoris d’un jour, qui surgissent et disparaissent sans que l’on sache trop pourquoi. Le succès est souvent très rapide ; l’un des plus récemment parvenus à l’apogée de cette profession, où l’on commence par chiffonner des flots de rubans et où l’on finit par en garder un brin à la boutonnière, fit, la première année 375 000 francs d’affaires, la deuxième 750 000, la troisième 1 500 000 et la quatrième près de 3 millions de francs. Une publicité intelligente dans les hôtels lui valut des clientes étrangères ; il en recruta parmi la haute société française, en écrivant aux dames, dont il relevait les adresses dans quelque annuaire, des lettres confidentielles où il leur offrait des toilettes superbes à bas prix. Séduites par les chiffres, beaucoup vinrent, très intriguées de savoir qui avait donné leurs noms. — On leur répondit que c’était une amie, désireuse de garder l’incognito. — Elles firent une première commande, non renouvelée, parce que dans l’intervalle les prix haussèrent ; la maison était lancée.

Mais le sacrifice de plusieurs centaines de costumes ne suffit